Le présent article s’inscrit dans le cadre de la série de capsules traitant de gouvernance que nous avons publiées en 2018 et dont l’une visait à rappeler les devoirs et obligations des administrateurs1. Les auteurs désirent maintenant approfondir certaines notions découlant du devoir de loyauté des administrateurs, soit celles de conflit d’intérêts et de confidentialité.
Il est utile de débuter par un rappel de certaines dispositions clés du Code civil du Québec (C.c.Q.)2 sur le sujet :
322. L’administrateur doit agir avec prudence et diligence.
Il doit aussi agir avec honnêteté et loyauté dans l’intérêt de la personne morale.
323. L’administrateur ne peut confondre les biens de la personne morale avec les siens; il ne peut utiliser, à son profit ou au profit d’un tiers, les biens de la personne morale ou l’information qu’il obtient en raison de ses fonctions, à moins qu’il ne soit autorisé à le faire par les membres de la personne morale.
324. L’administrateur doit éviter de se placer dans une situation de conflit entre son intérêt personnel et ses obligations d’administrateur.
Il doit dénoncer à la personne morale tout intérêt qu’il a dans une entreprise ou une association susceptible de le placer en situation de conflit d’intérêts, ainsi que les droits qu’il peut faire valoir contre elle, en indiquant, le cas échéant, leur nature et leur valeur. Cette dénonciation d’intérêt est consignée au procès-verbal des délibérations du conseil d’administration ou à ce qui en tient lieu.
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2138. Le mandataire est tenu d'accomplir le mandat qu'il a accepté et il doit, dans l'exécution de son mandat, agir avec prudence et diligence.
Il doit également agir avec honnêteté et loyauté dans le meilleur intérêt du mandant et éviter de se placer dans une situation de conflit entre son intérêt personnel et celui de son mandant.
2146. Le mandataire ne peut utiliser à son profit l'information qu'il obtient ou le bien qu'il est chargé de recevoir ou d'administrer dans l'exécution de son mandat, à moins que le mandant n'y ait consenti ou que l'utilisation ne résulte de la loi ou du mandat.
Outre la compensation à laquelle il peut être tenu pour le préjudice subi, le mandataire doit, s'il utilise le bien ou l'information sans y être autorisé, indemniser le mandant en payant, s'il s'agit d'une information, une somme équivalant à l'enrichissement qu'il obtient ou, s'il s'agit d'un bien, un loyer approprié ou l'intérêt sur les sommes utilisées.
Conflit d’intérêts
La notion de conflit d’intérêts (art. 324 C.c.Q.) découle du devoir de loyauté, soit celui d’agir en tout temps dans le meilleur intérêt de la personne morale. Malgré la simplicité théorique de cette obligation, son application pratique n’est pas toujours aisée.
Parmi les violations évidentes à ce devoir se retrouvent l’utilisation d’information confidentielle à son avantage, l’utilisation à ses propres fins de biens appartenant à la personne morale ou encore l’appropriation d’occasions d’affaires telles que l’obtention de contrats par préférence aux tiers. L’administrateur doit éviter de se placer dans des situations de conflit entre les intérêts de la personne morale et les siens ou ceux de ses proches. Dans l’éventualité d’un tel conflit, l’administrateur devra immédiatement le dénoncer et s’abstenir de participer à la discussion et surtout au vote concernant la situation visée.
Mais qu’en est-il des cas plus complexes comme celui de l’administrateur désigné ou « nommé » spécifiquement par un actionnaire? Ces cas plus complexes surviennent souvent lorsque le contrôle de la société est détenu par certains actionnaires. Les administrateurs désignés par les actionnaires de contrôle auront vraisemblablement en tête de protéger les intérêts de ceux qu’ils « représentent ». Cependant, une fois nommés, ces administrateurs ne doivent pas privilégier les intérêts des actionnaires les ayant désignés si ceux-ci divergent des intérêts de la personne morale. Ce principe de base est malheureusement souvent négligé dans la réalité.
Lorsque la situation devient problématique en raison de l’impact négatif que pourrait avoir une décision sur un groupe d’actionnaires ou sur des parties intéressées en particulier (aussi appelées « parties prenantes » et, en anglais, « stakeholders »), l’existence d’un conflit d’intérêts sera généralement l’un des premiers motifs invoqués pour contester une décision et tenter de la faire renverser ou, à tout le moins, pour obtenir une compensation financière.
Dans l’affaire BCE3, la Cour suprême a souligné l’importance de distinguer les intérêts des actionnaires, ou de tout autre groupe particulier de personnes intéressées, de ceux de la personne morale dans son ensemble.
« 66. Toutefois, les administrateurs ont une obligation fiduciaire envers la société, et uniquement envers la société. Certes, on parle parfois de l’obligation des administrateurs envers la société et envers les parties intéressées. Cela ne porte habituellement pas à conséquence, puisque les attentes raisonnables d’une partie intéressée quant à un résultat donné coïncident souvent avec les intérêts de la société. Il peut néanmoins arriver (comme en l’espèce) que ce ne soit pas le cas. Il importe de préciser que l’obligation des administrateurs est alors envers la société et non envers les parties intéressées, et que les parties intéressées ont pour seule attente raisonnable celle que les administrateurs agissent au mieux des intérêts de la société. »
Une autre situation complexe est celle où l’administrateur désigné est par ailleurs l’employé d’un actionnaire. Cet administrateur pourrait se retrouver dans une situation conduisant à un conflit entre, d’un côté, son devoir de loyauté envers la personne morale et, de l’autre, son devoir de loyauté envers son employeur à titre d’employé (2088 C.c.Q.) ou de mandataire (2138 C.c.Q.). Encore ici, lorsqu’il siège au conseil d’administration, l’administrateur le fait en son nom personnel et non à titre d’employé de l’actionnaire. Toutefois, il serait prudent qu’une convention entre l’administrateur et son employeur précise l’indépendance de l’employé comme administrateur. Une telle convention permettrait de répondre à deux objectifs : (1) rassurer l’employé à l’effet qu’il ne subira aucunes représailles en prenant des décisions qui pourraient aller à l’encontre des intérêts de son employeur-actionnaire ; et (2) permettre de démontrer aux parties intéressées, si requis, que l’employé-administrateur agit en toute indépendance, conformément à son devoir fiduciaire.
Ces règles concernant l’administrateur désigné s’appliquent également dans les cas où l’administrateur représente un groupe d’intérêts ou une partie prenante spécifiquement lié à la personne morale. La nomination de ce type d’administrateurs offre l’avantage indéniable de bénéficier de l’éclairage des parties prenantes pouvant être influencées par les décisions de la personne morale. Toutefois, l’intérêt d’une partie prenante pourrait différer de celui de la personne morale. Dans un tel cas, c’est l’intérêt de cette dernière qui doit primer.
Obligation de confidentialité
Comme l’enseigne le Code civil du Québec, le devoir de loyauté d’un administrateur implique également qu’il doit maintenir confidentielle l’information obtenue comme telle en tant que membre du conseil d’administration.
L’obligation de confidentialité des administrateurs, conjuguée à leur obligation d’éviter de se placer dans une situation de conflit d’intérêts, est ainsi décrite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Peoples4 :
« En vertu de l’obligation fiduciaire prévue par la loi, les administrateurs et les dirigeants doivent agir avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société. Ils doivent respecter la confiance qui leur a été accordée et gérer les actifs qui leur sont confiés de manière à réaliser les objectifs de la société. Ils doivent éviter les conflits d’intérêts avec la société. Ils ne doivent pas profiter du poste qu’ils occupent pour tirer un avantage personnel. Ils doivent préserver la confidentialité des renseignements auxquels leurs fonctions leur donnent accès. Les administrateurs et les dirigeants doivent servir la société de manière désintéressée et avec loyauté et intégrité : voir K. P. McGuinness, The Law and Practice of Canadian Business Corporations (1999), p. 715. »
(notre accentuation)
On définira souvent l‘information confidentielle comme étant celle qui ne peut être obtenue publiquement. Dans les faits, c’est souvent la direction de la personne morale et son conseil d’administration qui détermineront quelle information doit demeurer confidentielle et quelle est celle qui peut être partagée avec le public.
On constate de plus en plus que les délibérations d’un conseil d’administration sont généralement considérées confidentielles jusqu’à ce que l’organisation ne les rende publiques, le cas échéant. Par ailleurs, ce ne sont souvent que les résolutions qui ont été votées, par opposition aux débats sur la question, qui sont rendues publiques.
Dans le cas d’administrateurs désignés, rappelons que ceux-ci n’ont pas le droit de partager avec les actionnaires ou les groupes d’intérêt qui les ont nommés, l’information confidentielle qui leur a été confiée à titre d’administrateur. Une manière pour ces administrateurs d’éviter une telle restriction pourrait être d’obtenir l’autorisation de la personne morale, ainsi que des actionnaires et autres parties prenantes participant à l’élection des administrateurs, de partager une certaine partie de l’information jugée confidentielle avec celui ou ceux qui les nomment.
En cas de doute, un administrateur prudent doit considérer l’information obtenue dans le cadre de ses fonctions comme étant confidentielle, à moins d’une indication claire à l’effet contraire.
À l’inverse et dans certains cas rares, les obligations des administrateurs pourraient impliquer l’obligation de communiquer au conseil d’administration l’information qu’ils détiennent – même celle obtenue des actionnaires ou des groupes qu’ils représentent – si cette information est telle qu’elle pourrait nettement avoir des répercussions négatives sur la personne morale pour laquelle ils siègent comme administrateurs5.
En conclusion, les devoirs et obligations des administrateurs ne doivent jamais être pris à la légère. Ils impliquent un souci constant d’agir dans le meilleur intérêt de la personne morale, soit d’être vigilant face à toute situation de conflit d’intérêts potentiel et de s’assurer du maintien d’un haut niveau de discrétion quant aux discussions tenues lors des réunions du conseil d’administration ou quant à la confidentialité de l’information obtenue à titre d’administrateur.
1 Devoirs et obligations des administrateurs : en bref
Au-delà des devoirs de diligence et de loyauté… la responsabilité civile des administrateurs
Les responsabilités statutaires des administrateurs : baliser les zones de risque pour éviter les dérapages
Responsabilité des administrateurs : se donner les moyens de se défendre!
Cybersécurité : c’est aussi une question de gouvernance
La gouvernance à l’ère du mouvement « #MoiAussi » / « #MeToo » : un réveil tardif, mais nécessaire
Programmes de conformité : garde-fous pour prévenir les dérapages dans l’exercice de la gouvernance
2 Les lois corporatives provinciales et fédérales pour les sociétés par actions sont au même effet : voir Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, c. C-44, art. 122 (1) (a); et Loi sur les sociétés par actions, L.R.Q., c. S-31.1, art. 119 2e alinéa.
3 BCE inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, [2008] 3 RCS 560, 2008 CSC 69 (CanLII) (« BCE »).
4 Magasins à rayons Peoples’ inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] CSC 68 (« Peoples »).
5 PWA Corporation c. The Gemini Group Automated Distribution Systems. Inc. et al., 15 O.R. (3d) 730