La gouvernance à l’ère du mouvement « #MoiAussi » / « #MeToo » : un réveil tardif, mais nécessaire

Dans le cadre de notre série de capsules sur les devoirs et obligations des administrateurs1, nous nous arrêtons ici sur l’application des concepts généraux en matière de harcèlement psychologique et sexuel. 

Mettre fin aux comportements intolérables : c’est aussi un enjeu de gouvernance 

Peu de sujets ont autant marqué l’actualité des deux dernières années que les nombreuses allégations et accusations de harcèlement sexuel contre des personnalités publiques, au Québec et à l’étranger. En effet, les récents scandales de harcèlement sexuel nous rappellent la nécessité pour les entreprises de prendre les mesures nécessaires pour prévenir et faire cesser toute forme de harcèlement au travail2, mais également dans des contextes hors travail qui malgré tout pourraient être associés à l’organisation3.4 Le mouvement « #MoiAussi » et ses impacts médiatiques rappellent également que le harcèlement est devenu un risque important pour la réputation d’une organisation et des individus qui la dirigent5. Et qui dit risque, dit enjeu de gouvernance! 

En effet, rappelons que dans le cadre de leurs obligations de prudence, de diligence, d’honnêteté et de loyauté6, les administrateurs jouent un rôle actif de surveillance des affaires de la société. Ils sont également soumis à des normes législatives qui peuvent directement entraîner leur responsabilité personnelle s’ils ont « prescrit ou autorisé l’accomplissement de l’infraction ou qui y a consenti ou acquiescé »7

Prouver le harcèlement 

L’employé qui dépose une plainte pour harcèlement psychologique et/ou sexuel contre son employeur doit prouver i) la présence d’une conduite vexatoire ou d’une conduite grave, selon le critère de la « victime raisonnable »8, ii) l’atteinte à la dignité et l’intégrité9 et iii) un milieu de travail néfaste10.11 Si cette preuve est établie, il appartiendra à l’employeur de démontrer qu’il n’a pas fait défaut de rencontrer ses obligations de prévenir le harcèlement et de le faire cesser lorsqu’il est porté à sa connaissance. Soulignons que l’harcèlement sexuel est une forme d’harcèlement psychologique.  

D’abord, s’efforcer de prévenir le harcèlement… et réagir rapidement s’il survient malgré tout 

Le conseil d’administration doit donc, lui aussi, s’assurer que l’employeur a effectivement rempli ses obligations, et ce, tant au sujet de la prévention, que de ses actions pour faire cesser le harcèlement qui a été porté à sa connaissance12

Il est important de noter que la loi ne définit pas les moyens qui doivent être mis en place par l’employeur pour démontrer qu’il a rempli ses obligations. Comme le souligne la Cour d’appel dans Association des médecins résidents de Québec c. Leclerc13, « Chaque cas demeure un cas d’espèce, ‘les moyens pris par l’employeur devant être adaptés aux circonstances dans lesquelles il évolue’ »

Il appartient donc à l’entreprise de s’assurer de prendre les moyens qui seraient jugés, par une personne raisonnable, comme étant justifiés dans les circonstances. Ceux-ci pourront cependant évoluer avec le temps et ce qui était jugé approprié en 2010, peut ne plus l’être en 2018 avec l’émergence et la découverte de comportements qui ne peuvent plus être tolérés. Il est donc essentiel de réviser régulièrement les mesures mises en place pour contrer ces comportements. Les enjeux majeurs que les questions de harcèlement soulèvent pour les entreprises, tant pour le bien-être de leurs employés que la réputation de l’organisation, rendent nécessaire l’implication des administrateurs pour s’assurer que les mesures préventives et de surveillance sont en place et qu’elles sont appliquées. Cela est d’autant plus important en raison de l’article 142 de la LNT mentionné plus haut. 

Because it’s 2018!14 

Mais que peut-on envisager comme étant approprié en 2018? En matière de prévention, on parlera notamment de la mise en place d’une politique relative au harcèlement et d’un code d’éthique, signés par tous les employés et intégrés au contrat d’emploi, ainsi que d’une formation régulière aux employés, à la haute direction ainsi qu’aux membres du conseil d’administration. En effet, tant la politique susmentionnée que la formation doivent s’appliquer à tous les échelons de la hiérarchie. 

La politique relative au harcèlement devrait par ailleurs prévoir que lorsqu’un haut dirigeant ou un membre du conseil d’administration est visé, la dénonciation doit être faite directement au conseil. De plus, la création d’un comité du conseil, désigné pour recevoir ce type de plaintes, devrait être envisagée. Il peut également être pertinent de considérer une ligne de dénonciation anonyme, de même que des audits annuels, permettant de vérifier le climat de travail et de déterminer s’il existe des comportements néfastes au sein de l’organisation. De plus, le conseil d’administration doit faire connaître son appui à une culture organisationnelle de tolérance zéro et à des actions concrètes en cas de manquement. 

Ainsi, le conseil d’administration doit s’assurer que les politiques, procédures et contrôles internes relatifs au harcèlement sont non seulement mis en place, mais qu’ils sont effectivement mis en œuvre et sont efficaces. Le conseil doit donc activement : 

i) s’enquérir auprès de la direction de l’existence de ces politiques et contrôles internes;

ii) se familiariser avec ceux-ci, de même qu’avec le processus d’enquête interne;

iii) s’assurer qu’ils soient mis à jour régulièrement, conformément aux normes de l’industrie;

iv) s’assurer de la présence d’une équipe des ressources humaines éprouvée, expérimentée et en mesure de les mettre en œuvre, le cas échéant;

v) questionner et challenger la direction des ressources humaines;

vi) s’assurer des processus par lesquels le conseil est tenu informé des plaintes (par ex., pour les grandes entreprises, obtenir des comptes rendus sur les plaintes impliquant des membres de la direction, de même que les statistiques concernant des plaintes déposées en fonction des bureaux/établissements/usines ou toute autre information utile relativement à l’existence de patterns délinquants allant au-delà de comportements uniques et isolés au sein de l’entreprise);

vii) obtenir une reddition de comptes de la direction des ressources humaines relativement aux situations potentiellement problématiques;

viii) mandater un professionnel indépendant pour mener une enquête objective, si nécessaire;

ix) créer un comité du conseil dédié aux ressources humaines et prévoir un mécanisme visant à tenir les membres du conseil régulièrement informés;

x) demander et recevoir de la formation sur le sujet;

xi) réviser régulièrement le programme anti-harcèlement et le modifier lorsque les circonstances le justifient;

xii) s’assurer de l’adoption et de l’efficacité d’un plan de gestion de crise;

xiii) s’assurer d’une culture de tolérance zéro par une communication adéquate à l’interne et la démonstration concrète que les comportements délinquants ne seront pas tolérés. 

En toute situation, le devoir des administrateurs est d’agir avec prudence et diligence afin de prévenir les comportements délinquants et protéger les victimes, mais aussi afin de s’assurer que l’individu faisant l’objet d’allégations de harcèlement ou d’inconduite puisse se défendre. Ainsi, lorsque de telles allégations sont soulevées en milieu de travail, la meilleure approche consistera souvent à suspendre avec solde l’employé visé par ces allégations afin de compléter l’enquête indépendante, et ce, le plus rapidement possible. 

Évidemment, le conseil d’administration ne peut être complaisant ou négliger d’intervenir parce qu’un membre de la haute direction ou un employé clé de l’entreprise est à la source de la situation problématique. Aucun raisonnement « économique » ne pourra justifier la complaisance du conseil lorsqu’il est informé d’allégations (et même de rumeurs) d’un comportement harcelant. Il en va de sa responsabilité15

En conclusion, vu les risques légaux, opérationnels, financiers, réglementaires et concernant la réputation de l’organisation, les administrateurs doivent pouvoir démontrer qu’ils ont pris des moyens raisonnables pour s’assurer que des politiques et des processus internes efficaces soient mis en place, que ceux-ci respectent les normes et pratiques auxquelles une personne raisonnable serait en droit de s’attendre et qu’ils ont été proactifs au sujet de la prévention, de la détection et de la gestion de situations problématiques.


1 Devoirs et obligations des administrateurs : en bref; Au-delà des devoirs de diligence et de loyauté… la responsabilité civile des administrateurs; Les responsabilités statutaires des administrateurs : baliser les zones de risque pour éviter les dérapages; Responsabilité des administrateurs : se donner les moyens de se défendre!; Cybersécurité : c’est aussi une question de gouvernance 
2 Article 81.18 de la Loi sur les normes du travail (« LNT ») :
« Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste.
Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié. »

3 Nous pouvons notamment penser à des situations où un dirigeant de l’entreprise a un comportement déplacé envers un partenaire d’affaire, un fournisseur, une cliente ou encore envers un candidat à un poste au sein de l’organisation. Quoique ces situations ne sont pas visées par les dispositions légales prévues à la LNT, elles peuvent toutefois entraîner de potentiels dommages à l’entreprise.
4 Outre ces recours selon la LNT, rappelons ceux pouvant être intentés devant la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ou devant les tribunaux de droit civil, fondés sur la Charte des droits et libertés québécoise ou sur l’article 2087 du Code civil du Québec, de même qu’au criminel contre l’harceleur.
5 Rappelons-nous les ventes à rabais d’entreprises québécoises (ou de leurs actifs) associées à des dirigeants accusés de harcèlement ou d’inconduite sexuelle.
6 Article 322 C.c.Q.; article 119 de la Loi sur les sociétés par actions du Québec; article 122 (1) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions; Au-delà des devoirs de diligence et de loyauté… la responsabilité civile des administrateurs 
7 Article 142 de la LNT, L.R.Q. c. N-1.1 : « Si une personne morale commet une infraction [à la présente loi], un dirigeant, administrateur, employé ou agent de cette personne morale, qui a prescrit ou autorisé l’accomplissement de l’infraction ou qui y a consenti ou acquiescé, est réputé être partie à l’infraction.
Article 21(1) Code criminel, L.R.C. (1985) c. C-46 :

« Participent à une infraction :
a) quiconque la commet réellement;
b) quiconque accomplit ou omet d’accomplir quelque chose en vue d’aider quelqu’un à la commettre;
c) quiconque encourage quelqu’un à la commettre »

Les responsabilités statutaires des administrateurs : baliser les zones de risque pour éviter les dérapages 
8 Breton c. Compagnie d’échantillon national ltée, 2006 QCCRT 601 (CanLII); permission d’appeler rejetée, Breton c. Compagnie d’échantillons National ltée, 2008 QCCA 1401 (CanLII);
9 Côté c. Recyclovesto inc., 2008 QCCRT 36 (CanLII);
10 Bangia c. Nadler Danino S.E.N.C., 2006 QCCRT 419 (CanLII);
11 Voir également Centre de réadaptation en déficience intellectuelle du Saguenay—Lac-St-Jean (CRDI) c. Fortier, 2014 QCCA 1581.
12 Article 81.19 LNT :
« Tout salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique. L’employeur doit prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser. »
13 2014 QCCA 2374 (CanLII), paragr. 21.
14 Ce sous-titre fait écho à la réponse de Justin Trudeau en 2015 pour justifier la parité hommes-femmes au sein de son premier conseil des ministres : « Because it’s 2015! ».
15 Pensons simplement à l’action collective intentée contre Harvey Weinstein, laquelle inclut un recours contre les administrateurs de The Weinstein Company.

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