L’employeur peut-il utiliser à son compte l’information contenue à l’adresse courriel personnelle de son employé?

10 décembre 2013

Comme chacun le sait, un employé bénéficie très souvent, dans le cadre de son travail, d’outils informatiques fournis par son employeur, tels un ordinateur, une tablette numérique, un téléphone cellulaire. Son employeur lui permet de les utiliser pendant ses heures de travail, pour effectuer des communications de toutes sortes, tant pour ses affaires personnelles que professionnelles.

À cet égard, les politiques des entreprises prévoient très fréquemment qu’un employé peut faire un usage personnel raisonnable des outils informationnels fournis par l’employeur dans le cadre de son emploi. Mais l‘information qui y est contenue est-elle strictement personnelle, ou l’employeur peut-il, en certaines circonstances, y avoir accès et l‘utiliser pour son propre compte?

La décision de la Cour supérieure dans Pneus Touchette Distribution inc. c. Pneus Chartrand nous donne quelques pistes de réponse à l’égard de cette question. Les faits de l’affaire sont les suivants.

Pneus Touchette prétend que M. Campeau, alors qu’il était à son emploi, avait transmis à son nouvel employeur de l’information confidentielle, information appartenant à son ex-employeur.

Suite au départ de M. Campeau pour un concurrent, l’employeur a réussi à découvrir le mot de passe du courriel personnel Hotmail de M. Campeau. Il a pu alors constater que, par son compte Hotmail, l’employé avait transmis des documents appartenant à Pneus Touchette. L’employeur a poursuivi son ex-employé en contravention de son obligation de loyauté et au soutien de sa procédure judiciaire, il a voulu produire en preuve les renseignements obtenus en fouillant dans la boîte de courriels personnels de son ex-employé. Des objections à la preuve ont été formulées par l’ex-employé, afin d’empêcher le dépôt du rapport informatique relatif à ces courriels. Cette contestation reposait essentiellement sur des motifs d’atteinte au droit à la vie privée.

La Cour s’est alors interrogée à savoir si cette violation de la vie privée, soit l’utilisation des données contenues à l’adresse courriel personnelle de l’ex-employé, déconsidérait l’administration de la justice. S’intéressant à cette question, le Tribunal a décidé que Pneus Touchette « avait un intérêt légitime à vouloir examiner le contenu de la boîte de courriels de M. Campeau ». La Cour énonce que « puisque M. Campeau a transmis les courriels en question pendant qu’il était au travail, il ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ses communications demeurent privées ».

La Cour supérieure reconnaît aussi le caractère essentiel de la preuve puisque l’employé a nié avoir transmis de l’information à son nouvel employeur, alors que ce dernier a plutôt admis l‘avoir reçue. Cette preuve devenait essentielle pour départager le vrai du faux. Considérant cette preuve contradictoire, le Tribunal a décidé que l’administration de la justice serait déconsidérée si la preuve des courriels était exclue.

Cette affaire nous semble aller dans le même sens que la décision rendue par la Cour supérieure dans Images Turbo inc. c. Marquis, 2013 CCCS 2781. Les faits sont sensiblement les mêmes. Suite au départ d’une employée, un employeur conserve le Blackberry qu’il lui avait fourni. En faisant le ménage des données contenues à l’appareil, il constate que l’employée avait transmis, par son adresse personnelle, de l’information confidentielle à un concurrent chez qui elle souhaite éventuellement travailler. L’employeur entreprend donc des procédures contre son ex-employée et souhaite déposer en preuve tous les courriels découverts. L’employée s’y oppose au motif qu’il s’agit d’une atteinte à sa vie privée puisqu’elle utilisait son adresse personnelle.

Le Tribunal a rejeté en grande partie ses prétentions. Il considère que l’employeur n’a pas usé d’un stratagème pour avoir accès à la boîte courriel puisqu’il n’y avait aucun mot de passe pour bloquer l’accès à des tiers. Il prend aussi en compte qu’elle utilisait tant son adresse courriel personnelle (@live.ca) que celle de l’entreprise pour communiquer avec ses clients et que son téléphone cellulaire était la propriété de l’entreprise. Finalement, il conclut que l’administration de la justice serait déconsidérée si les courriels écrits pendant son emploi étaient exclus de la preuve puisqu’ils constituent une preuve importante pour permettre au tribunal de découvrir la vérité. Il a cependant exclu les courriels écrits par l’ex-employée sur son adresse personnelle alors qu’elle avait quitté l’entreprise.

Ces deux décisions nous permettent mettre en application certains des énoncés de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Cole (2012 CSC 52) où il était question, dans un contexte d’accusations criminelles, des politiques relatives aux actifs informationnels de l’employeur et de la propriété de l’information qui est contenue aux appareils fournis aux employés. La Cour écrit :

[53] Cependant, même modifiées par la pratique, les politiques écrites ne sont pas déterminantes quant à l’attente raisonnable d’une personne en matière de respect de sa vie privée. Quoi que prescrivent les politiques, il faut examiner l’ensemble des circonstances afin de déterminer si le respect de la vie privée constitue une attente raisonnable dans ce contexte particulier (R. c. Gomboc, 2010 CSC 55 (CanLII), 2010 CSC 55, [2010] 3 R.C.S. 211, par. 34, la juge Deschamps) (notre soulignement)

Ainsi, le contexte dans lequel est stockée l‘information contenue au téléphone cellulaire ou dans l’ordinateur d’un employé, a beaucoup d’importance. Bien que chacun possède une expectative de vie privée au travail, celle-ci peut être réduite dépendamment de la réalité opérationnelle de l’entreprise. Ainsi, même si l’attente subjective de vie privée est évidente, elle peut être jugée déraisonnable selon les circonstances de l’affaire. Par exemple, si la politique de l’employeur à l’égard des actifs informationnels fournis à l’employé prévoit que l’employeur demeure propriétaire des outils et de toute information qui y est stockée, l’attente de vie privée doit alors être considérée comme réduite sans être anéantie. Si l’employé, sur les heures du travail, a transféré de l’information confidentielle à un tiers en contravention à son contrat de travail, s’il n’a pas bloqué l’accès à son courriel personnel afin de bien indiquer qu’il s’agit d’un dossier personnel, il appert que, dans l’analyse de toutes les circonstances de l’affaire, un tribunal considérerait que la « réalité opérationnelle » réduisait l’attente raisonnable de vie privée.

Nous concluons aussi de ce qui précède que la recherche de la vérité par le Tribunal amène assez souvent ce dernier à conclure que l’atteinte raisonnable au droit à la vie privée ne déconsidère pas l’administration de la justice en semblables circonstances. En terminant, nous croyons qu’il est extrêmement prudent pour un employeur d’adopter et de diffuser une politique concernant les actifs informationnels. Bien qu’imparfaite, il s’agit d’une police d’assurance utile pour agir contre d’éventuels abus ou contraventions par des employés à leurs obligations de loyauté.