Les ordonnances Norwich – Les tribunaux québécois démasquent les cyberdélinquants « anonymes »

Dans l’arrêt Fer et métaux américains c. Picard1, la Cour d’appel du Québec a reconnu que les tribunaux québécois sont effectivement compétents pour émettre des ordonnances de type Norwich. Ce recours, autrefois rarement utilisé, est devenu en notre ère de l’information un puissant outil en droit civil québécois.

Fréquemment, les victimes de fraude, de piratage ou de diffamation en ligne n’ont pas l’information nécessaire, incluant l’identité de leur malfaiteur, afin d’intenter une action en justice. Le cas échéant, l’ordonnance de type Norwich, une mesure extraordinaire permettant la cueillette de renseignements auprès d’une tierce partie, donne aux requérants les moyens d’obtenir de tels renseignements essentiels avant même d’instituer un recours. Ainsi, ces ordonnances sont de plus en plus recherchées dans le but de forcer des tiers, tels les fournisseurs de services Internet et les administrateurs de sites Web, à divulguer l’identité des fraudeurs, des pirates informatiques ou des intimidateurs agissant en ligne sous le couvert de l’anonymat.

Historiquement, la première ordonnance de type Norwich fut prononcée au Royaume-Uni lorsqu’en 1974, dans l’affaire Norwich Pharmacal Co. c. Commissioners of Customs and Excise2, la Chambre des lords a ordonné à des autorités de douanes de divulguer l’identité de personnes ayant importé des substances contrefaites sous le couvert de l’anonymat. Au Canada, les ordonnances de type Norwich ont d’abord été reconnues en 1998 par la Cour d’appel fédérale dans un contexte analogue de contrefaçon de brevets3.

Les critères applicables à la délivrance d’une ordonnance de type Norwich ont ensuite été énoncés par les cours d’appel de l’Alberta4 et repris par la Cour d’appel de l’Ontario5. Les tribunaux de première instance du Québec emboîtèrent le pas dans quelques décisions rapportées6 avant que la Cour d’appel du Québec adopte finalement, en 2013 dans l’affaire Picard, les critères suivants :

i)

 

si le requérant a fourni des preuves suffisantes pour déposer une réclamation recevable, bona fide ou raisonnable;

ii)

 

si le requérant a établi une relation avec la tierce partie auprès de laquelle les renseignements sont demandés confirmant que la tierce partie est en quelque sorte impliquée dans les actes reprochés;

iii)

 

si la tierce partie est la seule source possible permettant l’obtention de l’information disponible;

iv)

 

si la tierce partie peut être indemnisée pour les frais auxquels elle peut devoir faire face en raison de la divulgation – certains [autorités] font référence aux dépenses liées à la nécessité de se conformer aux ordonnances, tandis que d’autres font référence aux dommages-intérêts; et

v)

 

s’il est dans intérêt de la justice d’obtenir une telle divulgation.

En outre, l’efficacité et la force exécutoire d’une ordonnance de type Norwich dépendent en grande partie de la nature confidentielle des procédures afin d’empêcher les malfaiteurs anonymes, qui pourraient autrement être mis au courant des procédures judiciaires, de dissimuler davantage leur identité ou de détruire des preuves clés. Par conséquent, les requérants d’ordonnances de type Norwich demanderont généralement au tribunal d’émettre également des ordonnances de mises sous scellés.

Même si peu de décisions ont été rapportées en raison de la nature confidentielle des procédures visant une ordonnance de type Norwich, les plaideurs se sont de plus en plus tournés vers ce recours vu son efficacité. En effet, la Cour supérieure du Québec a reconnu que de telles ordonnances peuvent favoriser le principe de proportionnalité7 en permettant, de manière simple et économe, la découverte de renseignements pouvant éviter des procédures complexes, coûteuses et potentiellement futiles8.

Dans un contexte informatique, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a émis une ordonnance de type Norwich dans l’affaire York University c. Bell Canada Enterprises9 afin de contraindre certains fournisseurs de services Internet à divulguer l’identité des auteurs de propos diffamatoires.

Bien qu’aucune décision délivrant une telle ordonnance dans des circonstances analogues n’ait été publiée au Québec, Langlois Kronström Desjardins a agi dans de nombreux dossiers dans lesquels de telles ordonnances ont été émises afin d’obliger la divulgation de renseignements permettant d’identifier les malfaiteurs informatiques.

Les requérants doivent néanmoins garder à l’esprit qu’une ordonnance de type Norwich est un recours discrétionnaire et équitable. Étant donné qu’une telle demande est généralement faite ex parte, elle doit toujours être accompagnée d’une divulgation complète et franche et la mesure demandée ne doit pas dépasser son objectif légitime. Somme toute, les tribunaux chercheront l’équilibre entre le droit d’un accusé à sa vie privée et sa liberté d’expression et le droit de la partie lésée d’obtenir réparation.


1 2013 QCCA 2255 (Duval Hesler, Gagnon et Bouchard JJ.A.) [Picard].
2 [1974] A.C. 133.
3 Glaxo Wellcome PLC c. M.N.R [1998] 4 C.F. 439 (Stone, Létourneau et Robinson JJ.A.)
4 Alberta (Treasury Branches) c. Leahy, 2000 ABQB 575, 270 A.R. 1 (Q.B.) (J. Mason), accordé (2002), 2002 ABCA 101 (Picard, Hunt et Costigan, JJ.A.), 303 AR 63 (CA.), autorisation d’interjeter appel refusée [2002] S.C.C.A No 235.
5 GEA Group AG c. Flex-N-Gate Corporation, 2009 ONCA 619 (Weiler, Cronk et Blair JJ.A.)
6 Gestion d’hôtel Sherbrooke ltée (Proposition de), 2011 QCCS 7232 (Gascon J.); Corbeil c. Caisse Desjardins De Lorimier, 2011 QCCS 6867 (Paquette J.); GE Canada Equipment Financing G.P. c. TD Canada Trust, 2010 QCCS 7128 (Chaput J.)
7 L’article 4.2 du Code de procédure civile du Québec prévoit que « Dans toute instance, les parties doivent s’assurer que les actes de procédure choisis sont, eu égard aux coûts et au temps exigés, proportionnés à la nature et à la finalité de la demande et à la complexité du litige […] »
8 Corbeil c. Caisse Desjardins De Lorimier, 2011 QCCS 6867 (Paquette J.)
9 York University c. Bell Canada Enterprises, 2009 CanLII 46447 (ON SC) (Strathy J.)