Le Bureau de la concurrence se prononce sur les restrictions imposées aux détaillants de lunettes en ligne

Le Bureau de la concurrence (le « Bureau ») cherche à promouvoir les avantages de la concurrence et de l’innovation pour les consommateurs et les entreprises du Canada. Dans le cadre de ses efforts de promotion de la concurrence, le Bureau évalue l’incidence des lois, règlements et politiques sur la concurrence.

Les publications de défense des intérêts du Bureau sont souvent faites à la demande de consommateurs et d’entreprises qui estiment que certains changements législatifs, réglementaires ou de politiques devraient être apportés pour accroître la concurrence. En plus d’influencer potentiellement les décideurs, les démarches du Bureau pour promouvoir la concurrence fournissent des renseignements précieux sur les questions juridiques auxquelles sont confrontées les entreprises qui exercent leurs activités dans les secteurs économiques réglementés.

Le Bureau a publié des exposés de position concernant notamment les permis de taxi, les fournisseurs de services Internet ou encore les camions de cuisine de rue. Le 26 juillet 2018, le Bureau a présenté sa publication la plus récente sur la concurrence dans le secteur de la lunetterie en ligne, intitulée Tenir la concurrence à l’œil1. L’essor du secteur de la lunetterie en ligne et les litiges qu’elle a engendrés au Québec et en Ontario illustrent les conflits potentiels entre les secteurs réglementés et les nouveaux acteurs du marché qui les perturbent.

A. La réglementation actuelle dans le marché de la lunetterie en ligne

Bien que la plupart des Canadiens achètent encore leurs lunettes ou lentilles cornéennes dans les lunetteries, souvent avec un opticien, les achats de lunettes en ligne ont connu une hausse ces dernières années. Comme dans beaucoup d’industries, la commodité et la facilité des achats en ligne ont commencé à changer la façon dont les gens achètent les produits de lunetterie.

La réglementation limitant la pratique de l’optométrie pourrait toutefois constituer un obstacle à la vente en ligne de ces produits. Ces règles se retrouvent principalement dans les actes constitutifs des corporations professionnelles, dont l’objectif est d’assurer la protection de l’intérêt public2.

En Ontario, la distribution de lunettes est un acte autorisé qui ne peut être exécuté que par des personnes habilitées à le faire en vertu de la Loi sur les professions de la santé réglementées, la Loi de 1991 sur les optométristes3, et de la Loi de 1991 sur les opticiens4.

Dans la décision récente de la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans l’affaire College of Optometrists of Ontario et al v. Essilor Group Canada Inc5, l’Ordre des optométristes de l’Ontario et l’Ordre des opticiens de l’Ontario ont fait valoir qu’Essilor Canada Ltd, une société exploitant deux dispensaires de lunetterie en ligne, devrait être assujettie à la législation qui réserve ces actes aux optométristes et aux opticiens.

Essilor, en revanche, a soutenu que la demande s’inscrivait dans le cadre d’un effort des Collèges d’obtenir un avantage concurrentiel. Pour Essilor, l’application visait à réduire les ventes en ligne qui concurrencent les canaux de distribution traditionnels contrôlés par les optométristes et les opticiens, créant ainsi un « monopole professionnel ».

La Cour supérieure de l’Ontario a accueilli la demande et a conclu que les lunettes et les lentilles cornéennes doivent être dispensées avec la participation appropriée d’un optométriste ou d’un opticien autorisé. Le raisonnement de la Cour est fondé sur l’idée que le fait de « délivrer » des lunettes ne se limite pas à leur vente. Il comprend plutôt plusieurs actes, tels que la préparation, la fourniture, l’interprétation des ordonnances, l’ajustement et l’adaptation des dispositifs au visage et aux yeux des personnes, etc.6 Ainsi, les commerçants en ligne, comme Essilor, qui remplissent des ordonnances et livrent des lunettes, effectuent l’acte de délivrer ces produits, ce qui est contraire à la législation en vigueur.

Au Québec, la Loi sur l’optométrie prévoit qu’à l’exception des personnes autorisées expressément par cette loi, nul ne peut pratiquer l’optométrie, « qui a pour objet la vision et qui se rapporte à l’examen des yeux, l’analyse de leur fonction et l’évaluation des problèmes visuels, ainsi que l’orthoptique, la prescription, la pose, l’ajustement, la vente et le remplacement de lentilles ophtalmiques ».7 Alors que la pratique de l’opticien d’ordonnance, par contre, comprend « tout acte qui a pour objet de poser, d’ajuster, de remplacer ou de vendre une lentille ophtalmique ».8 Ces actes restreints ne peuvent être accomplis que par des opticiens d’ordonnance.9

Cette question a également donné lieu à un litige au Québec. Cependant, le comportement reproché était la vente de lunettes plutôt que le fait de simplement les livrer. Dans l’affaire Ordre des optométristes du Québec c. Coastal Contacts inc.,10 la Cour d’appel du Québec a conclu que la seule partie de la vente de produits de lunetterie qui se faisait au Québec était la livraison, tandis que les principaux éléments de la vente par Coastal Contacts inc. étaient effectués en Colombie-Britannique. Bien que la Loi sur l’optométrie du Québec prévoie que la vente de lentilles est un acte autorisé, la seule livraison de ces produits au Québec ne constitue pas, de l’avis du tribunal, une violation à cette loi.

B. Le point de vue du Bureau

Une interprétation large de la réglementation qui restreint certains actes est une diminution de la concurrence, ce qui, selon le Bureau, a des effets négatifs pour les consommateurs et les détaillants. Le Bureau note que l’avènement des ventes en ligne dans le domaine des produits de lunetterie a permis de faciliter les achats pour le consommateur, de réduire les coûts, d’élargir les choix et d’offrir la possibilité de livraison à domicile11. De plus, le Bureau affirme que les ventes d’appareils médicaux par Internet permettent aux consommateurs de régions rurales ou isolées d’acheter des produits d’une manière pratique et d’avoir un large éventail de choix qui étaient auparavant hors de leur portée. Elle ajoute qu’un sain degré de concurrence dans un secteur est le moteur d’une amélioration accrue des produits et de normes de qualité plus élevées.

Selon le Bureau, ces considérations devraient être prises en compte lorsque les décideurs examinent la possibilité de restreindre le nombre de personnes autorisées à distribuer des produits médicaux. Ainsi, « il faut recourir à la réglementation uniquement lorsque les marchés n’atteignent pas d’eux-mêmes les objectifs des politiques publiques et, même dans de telles circonstances, uniquement dans la mesure nécessaire pour atteindre ces objectifs ».12 Il est clair pour le Bureau que certains actes devraient être accomplis uniquement par des professionnels autorisés. Toutefois, il ajoute que les décideurs ne devraient pas oublier que la participation de professionnels autorisés n’est peut-être pas nécessaire pour toutes les étapes relatives à la distribution de lunettes.

Il sera intéressant de voir comment les gouvernements provinciaux réagiront à la recommandation publique faite par le Bureau et si des modifications législatives seront apportées pour accroître la concurrence dans le secteur de la lunetterie. Chose est certaine : cela fournira des munitions utiles aux partisans d’un marché plus ouvert.


1 Tenir la concurrence à l’œil – Le Bureau de la concurrence encourage la concurrence en ligne dans le secteur de la lunetterie, http://www.competitionbureau.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/eng/04377.html
2 Professions de la santé réglementées (Loi de 1991 sur les), L.O. 1991, c. 18, art. 3; Code des professions, (RLRQ, c. C-26), art. 12.

3 Optométristes (Loi de 1991 sur les), L.O. 1991, c. 35.
4 Opticiens (Loi de 1991 sur les), L.O. 1991, c. 34.
5 College of Optometrists of Ontario et al v. Essilor Group Canada Inc., 2018 ONSC 206.
6 Id.
7 Optométrie (Loi sur l’), (RLRQ, c. O-7), art. 16-25.
8 Opticiens d’ordonnance (Loi sur les), (RLRQ, c. O-6), art. 8.
9 Opticiens d’ordonnance (Loi sur les), (RLRQ, c. O-6), art. 15.
10 2016 QCCA 837; La Cour suprême du Canada a rejeté la demande d’autorisation d’appel (C.S. Can., 2017-01-12) 37135.

11 Tenir la concurrence à l’œil – Le Bureau de la concurrence encourage la concurrence en ligne dans le secteur de la lunetterie.
12 Id.

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