Aucun deuxième essai : la Cour suprême souligne le « choix stratégique difficile » auquel sont confrontés les défendeurs québécois poursuivis à l’étranger

Cet article a initialement été publié en anglais dans l’édition de juillet-août 2019 du magazine Canadian Lawyer InHouse. 

Récemment, dans l’affaire Barer v. Knight Brothers LLC1, la Cour suprême du Canada a apporté une clarification au critère permettant de reconnaître la compétence d’un tribunal étranger en vertu du Code civil du Québec. Les défendeurs québécois poursuivis à l’étranger – et les entreprises étrangères poursuivies au Québec – devraient en prendre bonne note. 

Le contexte 

Knight Brothers LLC (« Knight »), une société de l’Utah, a poursuivi David Barer (« Barer »), un résident québécois, ainsi que deux sociétés dont il aurait le contrôle, au Utah. En outre d’une réclamation contractuelle contre la société, Knight a cherché à percer le voile corporatif afin d’engager la responsabilité personnelle de Barer et a présenté une réclamation pour déclaration inexacte frauduleuse. 

Barer a déposé une requête en irrecevabilité de l’action de Knight pour divers motifs, incluant l’absence de compétence personnelle du tribunal de l’Utah. Plus spécifiquement, Barer a également allégué dans sa requête en irrecevabilité que le voile corporatif ne devait pas être percé et que l’allégation de déclaration inexacte frauduleuse était irrecevable. Le tribunal de l’Utah a rejeté la requête en irrecevabilité de Barer. Au final, le tribunal de l’Utah a rendu un jugement par défaut contre les défendeurs (le « Jugement de l’Utah »).  

Knight a demandé que le Jugement de l’Utah soit reconnu par la Cour supérieure du Québec en vue d’en forcer l’exécution à l’encontre de Barer. Barer a soutenu que le jugement de l’Utah ne devrait pas être reconnu au Québec, car le tribunal de l’Utah n’avait pas compétence personnelle à son égard. En désaccord, la Cour supérieure du Québec a accueilli la demande en reconnaissance de Knight et a reconnu le jugement de l’Utah. Selon la Cour supérieure, Barer ne pouvait invoquer l’absence de compétence puisqu’en présentant des arguments de fond dans sa défense, il s’était soumis à la compétence du tribunal de l’Utah. La Cour d’appel du Québec a confirmé la décision de la Cour supérieure. 

La décision de la CSC 

En appel, la Cour suprême du Canada a cherché à clarifier les circonstances dans lesquelles un défendeur est déclaré à juste titre s’être soumis à la compétence d’un tribunal étranger. La Cour suprême a souligné que bien qu’une telle analyse soit hautement contextuelle, elle est d’une importance capitale pour les personnes ou les entreprises lorsqu’il s’agit de décider comment – ou même si elles doivent – répondre aux procédures intentées contre elles en dehors de leur juridiction d’origine. 

Dans des motifs rédigés par le juge Clément Gascon, la majorité de la Cour suprême a conclu que Barer s’était soumis à la compétence du tribunal de l’Utah en présentant dans sa requête en irrecevabilité des arguments de fond qui, s’ils avaient été acceptés, auraient réglé tout ou partie du litige en sa faveur. La Cour suprême a expressément rejeté cette approche qui consiste à « sauver les meubles » en matière de détermination de la compétence d’un tribunal, selon laquelle « il n’y a pas lieu de présumer que le défendeur a reconnu la compétence lorsqu’il a agi dans le seul but de “sauver les meubles” ». Au contraire, la Cour suprême a conclu qu’une telle approche « ne sert pas vraiment l’administration de la justice ». La majorité a estimé que le fait de permettre à une partie de présenter des arguments de fond dans le cadre de procédures multiples dans l’espoir d’obtenir finalement une décision favorable – mais sans se soumettre à la compétence du tribunal – pourrait donner lieu à un « deuxième essai » (« legal mulligan »), ce qui permettrait à la partie d’avoir droit à une « seconde chance » de faire instruire le litige. 

Dans des motifs dissidents, la juge Suzanne Côté a essentiellement conclu que le test adopté par la majorité était trop strict et rigide, et qu’il y a lieu de préconiser une approche plus souple qui tient compte notamment de l’intention subjective du défendeur de se soumettre à la compétence d’un tribunal. 

L’enseignement à en tirer : un choix stratégique pour les défendeurs poursuivis à l’étranger 

Par principe, le Code civil du Québec favorise la reconnaissance et l’exécution des jugements rendus à l’extérieur de la province afin d’assurer la libre circulation du commerce et la stabilité des relations internationales. Il existe toutefois un nombre limité d’exceptions à ce principe général, notamment l’absence de compétence de l’autorité étrangère sur la partie défenderesse en vertu du Code civil du Québec. 

Étant donné que le seuil de reconnaissance de la compétence exige que les arguments présentés devant un tribunal étranger soient limités aux seuls arguments juridictionnels, les défendeurs doivent examiner ce qui constitue une question purement juridictionnelle, en se référant au droit procédural – et éventuellement au droit matériel – du lieu de juridiction étrangère. De telles questions de droit étranger pourraient par la suite refaire surface dans les procédures d’exécution et de reconnaissance des jugements au Québec. Par conséquent, les parties dans une telle situation auront vraisemblablement besoin d’un avis juridique tant dans leur territoire d’origine que le territoire étranger. 

Une dernière mise en garde s’impose, une qui devrait résonner bien au-delà des frontières du Québec. Les règles du Code civil du Québec sur la reconnaissance de la compétence et leur interprétation par la Cour suprême dans l’arrêt Barer s’appliquent également à l’allégation de compétence d’un tribunal québécois sur des parties étrangères. En effet, les personnes et entités étrangères seraient bien avisées de s’engager dans une démarche similaire d’évaluation des stratégies et de pondération des risques avant de prendre toute mesure pour se défendre devant un tribunal québécois.


1 2019 CSC 13 (ci-après « Barer CSC »)