Le 19 avril dernier, la Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Société des casinos du Québec inc. c. Association des cadres de la Société des casinos du Québec, 2024 CSC 13 portant sur la liberté d’association protégée par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne et l’article 3 de la Charte québécoise. Cet arrêt identifie le cadre juridique applicable à toute revendication fondée sur la liberté d’association, que la revendication en cause soit une revendication dite positive ou négative. En application de ce cadre, la Cour suprême a déterminé dans cette affaire que la liberté d’association de l’Association des cadres de la Société des casinos du Québec (l’« Association ») et de ses membres n’était pas compromise par l’employeur Société des casinos du Québec inc. (la « Société »). La Cour a donc accueilli les pourvois dont elle était saisie.
Contexte
L’Association est constituée depuis 1997 en vertu de la Loi sur les syndicats professionnels1 et représente des cadres du premier de cinq niveaux. L’Association est reconnue volontairement par la Société et les parties ont conclu un protocole d’entente (le « Protocole ») établissant un cadre de collaboration et de consultation sur les conditions de travail des membres de l’Association et les questions connexes.
Le Code du travail (le « Code ») exclut les cadres de la définition de « salarié2 », et donc, l’Association et ses membres n’ont pas accès, entre autres, aux protections et mécanismes de règlement des différends prévus par le Code.
À l’origine de ce dossier figure le dépôt par l’Association, en 2009, d’une requête en vertu de l’article 25 du Code afin d’être accréditée auprès de la Société pour représenter les superviseurs des opérations du Casino de Montréal qui sont responsables de superviser les croupiers, et de veiller à la bonne marche des activités des jeux et au service à la clientèle. Ces cadres sont qualifiés de cadres de premier niveau. La Société s’oppose à cette demande en soulignant que les membres de l’Association ne sont pas visés par le Code.
En première instance, le Tribunal administratif du travail (le « TAT ») conclut que l’Association revendique des droits négatifs et, qu’en application du cadre juridique de l’arrêt Police montée3, l’exclusion des cadres de la définition de « salarié » du Code viole de manière injustifiée la liberté d’association des membres de l’Association4.
En contrôle judiciaire, la Cour supérieure détermine que le TAT n’a pas identifié adéquatement le cadre juridique applicable considérant que l’Association revendique des droits positifs. Selon la Cour supérieure, c’est le test à trois volets de l’arrêt Dunmore5 qui s’applique, mais la Cour supérieure est d’avis que cette erreur n’est pas déterminante en l’espèce, le TAT ayant tout de même considéré ces trois volets dans son appréciation de la preuve. Quoi qu’il en soit, la Cour supérieure conclut que le TAT a mal appliqué, aux faits du dossier, ces critères d’analyse de l’arrêt Dunmore. À son avis, le TAT ne pouvait conclure à une violation de la liberté d’association et annule donc la décision du TAT6.
En appel de la décision de la Cour supérieure, la Cour d’appel rétablit la décision du TAT. La Cour d’appel est d’avis que, depuis l’arrêt Toronto (Cité)7, il est incertain que la distinction entre une revendication de droits positifs et une revendication de droits négatifs ait un impact sur le cadre d’analyse à utiliser pour déterminer s’il existe ou non une violation de l’alinéa 2d) de la Charte canadienne. À tout événement, qu’il doive ou non y avoir une distinction entre ces types des revendications, la Cour d’appel détermine que c’est le test à deux volets de l’arrêt Police montée8 qui doit s’appliquer en l’espèce, et son analyse la convainc qu’il y a en l’espèce une violation de la liberté d’association des membres de l’Association.
Arrêt de la Cour suprême
Le cadre juridique applicable à toute revendication en vertu de l’al. 2d) de la Charte canadienne
À la majorité, les juges de la Cour suprême établissent que le cadre juridique applicable en présence d’une prétendue violation à l’al. 2d) de la Charte canadienne, sans égard à la nature des droits revendiqués, est le test à deux volets suivant tiré initialement de l’arrêt Dunmore et raffiné par la suite9 :
- Est-ce que les activités en cause relèvent du champ d’application de la garantie de liberté d’association?
- Est-ce que l’action ou l’inaction gouvernementale en cause entrave substantiellement, par son objet ou son effet, les activités protégées?
Il convient de noter que les juges Wagner, Côté et Rowe, par motifs concordants, sont plutôt d’avis que le cadre juridique applicable à l’analyse d’une prétendue violation de l’alinéa 2d) de la Charte canadienne varie selon le type de droit revendiqué, à savoir qu’il est positif ou négatif.
L’exclusion législative des cadres au Code du travail n’entrave pas substantiellement les activités des membres de l’Association protégées par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne
La Cour suprême conclut qu’en soi, l’exclusion des cadres à la définition de « salarié » du Code ne viole pas l’alinéa 2d) de la Charte canadienne. Cette exclusion a pour objectifs valables et raisonnables d’opérer une distinction entre les cadres et les salariés dans les organisations hiérarchiques, d’éviter de placer les cadres en situation de conflit d’intérêts entre leur rôle en tant que salariés dans les négociations collectives et leur rôle de représentants de l’employeur dans le cadre de leurs responsabilités professionnelles et de faire en sorte que les employeurs puissent avoir confiance que les cadres représenteront leurs intérêts, et ce, tout en protégeant leurs intérêts communs qui sont distincts de ceux des salariés.
En ce qui a trait au cas particulier de l’Association et de ses membres, la Cour retient qu’ils n’ont pas fait la démonstration d’une violation à l’alinéa 2d) de la Charte canadienne. À ce sujet, la Cour suprême retient notamment les facteurs suivants :
- La Société reconnaît volontairement l’Association comme représentante des superviseurs des opérations;
- La Société et l’Association ont conclu un Protocole dont les modalités démontrent que les membres de l’Association sont en mesure de s’associer et de négocier collectivement avec leur employeur;
- En tant que société d’État, la Société est tenue au respect de la Charte canadienne et la Charte québécoise;
- Le droit à une négociation collective véritable ne garantit pas l’accès à un modèle particulier de relations de travail;
- L’Association peut s’adresser aux tribunaux de droit commun et solliciter des réparations pour toute entrave substantielle au droit de ses membres à une négociation collective véritable, y compris leur droit de faire la grève, même en l’absence de cadre législatif habilitant. À cet égard, l’Association n’a pas démontré en quoi ces options sont inadéquates;
- L’Association n’a pas démontré en quoi les omissions de la Société de respecter le Protocole ou de négocier de bonne foi avec l’Association découlent de l’exclusion législative.
Considérant entre autres ces motifs, la Cour suprême accueille les pourvois, infirme l’arrêt de la Cour d’appel, annule la décision du TAT, et déclare que le paragraphe 1l)1 du Code s’applique à la requête en accréditation de l’Association. Ainsi les cadres membres de l’Association ne peuvent revendiquer le droit de s’accréditer en vertu du Code du travail du Québec.
Conclusion
Cet arrêt met un terme aux questionnements entourant le cadre juridique à appliquer en présence d’une revendication fondée sur l’al. 2d) de la Charte canadienne. Il ressort d’ailleurs du dispositif de la Cour suprême que ce cadre juridique doit également s’appliquer à toute revendication formulée eu égard à l’article 3 de la Charte québécoise.
Cet arrêt réaffirme l’équilibre établi par le Code du travail concernant l’importance et le rôle des cadres dans une organisation de travail et est en soi rassurant pour les employeurs. L’honorable juge Côté nous rappelle que l’exclusion des cadres du Code du travail avait notamment comme objectif de permettre aux employeurs d’avoir confiance en ses représentants, d’éviter les conflits d’intérêts et de rôle. Par ailleurs, l’arrêt confirme que l’exclusion législative des cadres dans le Code n’est pas, en soi, une violation de la liberté constitutionnelle d’association. Or, cet arrêt n’écarte pas la possibilité, pour une association de cadres, de démontrer que, dans les circonstances particulières de sa réalité, cette exclusion législative entrave effectivement la liberté d’association de ses membres, ou encore qu’un régime particulier de négociation, établi hors du cadre du Code du travail, doit être mis en place, pour faire respecter les droits de ses membres.
Les auteurs tiennent à remercier Nathan Richard, étudiant en droit, pour sa précieuse contribution à cet article.
1 RLRQ, c. s-40.
2 paragr. 1l)1).
3 Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1.
4 Association des cadres de la Société des casinos du Québec et Société des casinos du Québec inc., 2016 QCTAT 6870.
5 Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94.
6 Société des casinos du Québec inc. c. Tribunal administratif du travail, 2018 QCCS 4781.
7 Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34.
8 précité, note 3.
9 Voir les arrêts Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, et Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3.