Le « spring loading » reconnu comme une infraction à la LVM au Québec

Le 9 août 2016, le Tribunal administratif des marchés financiers (« TAMF »), autrefois connu sous le nom de Bureau de décision et de révision en valeurs mobilières (ou BDRVM), a rendu une décision en deux volets dont le second traite notamment du « spring loading », désormais reconnu à titre d’infraction à la Loi sur les valeurs mobilières1 au Québec. Le dossier porte sur une affaire de délit d’initiés qui s’inscrit dans le contexte d’une offre verbale par Open Text Corporation (« Open Text ») en vue de l’acquisition de la société Nstein Technologies inc. (« Nstein ») alors que cette dernière était à la recherche d’un acquéreur potentiel. Il s’agit de la première décision au Québec traitant du « spring loading », une infraction qui trouve son origine dans la jurisprudence américaine.

Le premier volet vise Pierre Légaré, le comptable de Luc Filiatreault (PDG de Nstein), pour une infraction de tuyautage ou « tipping ». Après avoir été informé par M. Filiatreault de l’offre d’acquisition formulée par Open Text à l’égard de Nstein, M. Légaré a transigé sur les titres de Nstein alors qu’il était en possession d’information prétendument privilégiée, réalisant ainsi un profit de 15 765 $. Une entente est intervenue entre l’Autorité des marchés financiers (« AMF ») et M. Légaré selon laquelle il accepte une pénalité administrative au montant de 23 500 $, représentant 150 % des profits réalisés suite à ses transactions sur les titres de Nstein. Considérant, entre autres, la franchise dont M. Légaré a fait preuve et le repentir qu’il a exprimé, la pénalité administrative recommandée dans l’entente que ce dernier a conclue avec l’AMF est approuvée par le TAMF.

Le second volet de la décision du TAMF vise les membres du conseil d’administration ainsi que certains dirigeants de Nstein pour avoir adopté une résolution autorisant la société à émettre 1 200 000 options d’achat d’actions alors que ces individus étaient prétendument en possession d’information privilégiée relativement à la mise en vente de Nstein et à son acquisition potentielle par Open Text. Les membres du conseil d’administration et dirigeants de Nstein sont ainsi accusés de « spring loading »2 par le TAMF :

[72] Dans la langue de Molière, il s’agit essentiellement d’une opération financière « amorcée » par les dirigeants d’un émetteur assujetti en possession d’information privilégiée et qui consiste à émettre des options permettant d’acheter des actions de cet émetteur au prix du marché, et ce, alors qu’ils savent fort bien que le prix de ces actions est susceptible de s’accroître considérablement lorsque cette information privilégiée, sera dans un avenir relativement proche, publiquement divulguée.3

Dans les faits, l’offre verbale d’acquisition de Nstein par Open Text est présentée en novembre 2009 par le dirigeant principal d’Open Text à M. Filiatreault qui en informe ensuite les membres du conseil d’administration de Nstein. La société entreprend alors des démarches sérieuses pour donner suite à cette proposition. En janvier 2010, soit quelques semaines plus tard, les membres du conseil d’administration, dont M. Filiatreault, signent une résolution autorisant Nstein à émettre 1 200 000 options d’achat d’actions de cette société, alors qu’ils étaient en possession d’information considérée privilégiée, et ce pendant qu’une période d’interdiction de transactions sur les valeurs mobilières de Nstein (« blackout ») était en vigueur pour tous les initiés et employés de la société. Au surplus, le TAMF reproche aux dirigeants de Nstein d’avoir accepté de recevoir une partie de ces options d’achats alors qu’ils étaient en possession d’information considérée privilégiée.

Les membres du conseil d’administration et les dirigeants de Nstein visés par les accusations de l’AMF font valoir d’abord qu’ils n’ont effectué aucune opération sur les titres de Nstein. À titre subsidiaire, ils plaident ensuite différents moyens de défense dont les principaux sont les suivants :

(1)  L’opération d’octroyer les options fut réalisée non pas par les administrateurs de Nstein, mais plutôt par la société elle-même en tant que personne morale, invoquant ainsi la protection du voile corporatif;

(2)  La décision d’octroyer des options d’achat d’actions précédait toute discussion avec Open Text;

(3)  Subsidiairement, l’octroi des options était « nécessaire » dans le cours des affaires de Nstein au sens de l’article 187 alinéa 2 de la Loi sur les valeurs mobilières;

(4)  Ils ne détenaient aucune information privilégiée au sens de l’Article 5 de la Loi sur les valeurs mobilières; et

(5)  L’absence d’avantages, pécuniaires ou autres, en raison de l’octroi des options d’achat.

Dans son analyse, le TAMF rappelle que « l’esprit et la lettre de la Loi sur les valeurs mobilières consacre le principe fondamental de l’égalité de tous les investisseurs en termes de possession d’information lorsque vient le temps d’effectuer des transactions sur les titres d’émetteurs assujettis »4.

Le TAMF rejette tous les moyens de défense présentés par les membres du conseil d’administration et les dirigeants de Nstein. Il est intéressant de souligner que, en ce qui concerne l’argument à l’effet que l’émission des options était « nécessaire » dans le cours des affaires de Nstein au sens de l’article 187 alinéa 2 de la Loi sur les valeurs mobilières, le TAMF prononce ce qui suit :

[118] À cet égard, le Tribunal est d’avis que s’il devait considérer une telle opération « comme nécessaire dans le cours des affaires » d’un émetteur assujetti, il ouvrirait la porte à ce qui pourrait être une multitude de stratagèmes de même nature dont les effets délétères serait [sic] de contourner l’application d’une obligation de la Loi sur les valeurs mobilières qui constitue l’assise même du régime d’équité en matière d’utilisation d’information mis en place par le législateur. Les conséquences d’une telle décision serait [sic], de l’avis du Tribunal, rien de moins que désastreuse [sic] et le Tribunal n’est donc pas prêt à suivre cette voie.5

Selon le TAMF, compte tenu de la nature grave des infractions commises par les membres du conseil d’administration et les dirigeants de Nstein, des postes stratégiques de direction qu’ils occupaient durant la période des faits reprochés et de leur absence complète de repentir, le TAMF est d’avis qu’il est « essentiel de prendre des mesures appropriées pour protéger le public investisseur et assurer l’intégrité des marchés »6. Par conséquent, le TAMF impose, à titre de mesures dissuasives, des pénalités administratives de 180 000 $ pour Luc Filiatreault, le PDG de Nstein, de 72 000 $ et 36 000 $ pour les deux autres dirigeants de Nstein concernés, de 30 000 $ pour le Président du conseil d’administration de Nstein et de 20 000 $ pour chacun des autres membres du conseil d’administration de Nstein.

À retenir – Cette décision est intéressante puisqu’elle est la première à reconnaître que le « spring loading » constitue une infraction au Québec. Ce faisant, le TAMF y effectue alors une analyse détaillée des politiques qui sous-tendent les infractions de délits d’initiés et de tuyautage sous LVM québécoise. Les conseils d’administration de sociétés publiques se doivent d’être informés de cette décision et des principes qui en découlent et s’assurer que des politiques et des moyens de contrôle internes adéquats sont mis en place afin d’éviter de telles situations.


1 Autorité des marchés financiers c. Filiatreault, 2016 QCTMF 8.
2 Il est à noter que, dans la jurisprudence américaine, il existe également un pendant au « spring loading » connu sous le nom de « bullet dodging ». Dans le cas du « bullet dodging », contrairement au « spring loading », l’octroi d’options de la société est plutôt retardé jusqu’à ce que de mauvaises nouvelles soient rendues publiques et que le prix des actions chute.
3 Supra note 1, au para 72.
4 Ibid, au para 73.
5 Ibid, au para 118.
6 Ibid, au para 125.

Flèche vers le haut Montez