Le Québec s’engage dans les recours collectifs en matière de droit de la concurrence : pratiques anticoncurrentielles et complots

Les auteurs œuvrent au Québec ainsi que dans des provinces de common law, à titre d’avocats principaux dans le cadre de divers recours collectifs portant sur le droit de la concurrence. Le présent bulletin est un extrait de l’article écrit par Chantal Chatelain et Vincent de l’Étoile intitulé « Engaging and Competing in Conspiracy Class Actions in Quebec: Overview of Applicable Legal Principles”, Développements récents au Québec, au Canada et aux États-Unis, Service de la formation continue, Barreau du Québec, volume 380, 2014, p. 405.

Le nombre de mesures coercitives en matière de concurrence ne cesse de croître partout dans le monde, et en particulier aux États-Unis et au Canada.

Particulièrement aux États‑Unis, on a assisté, dans la foulée de ces mesures, à une augmentation du nombre d’enquêtes criminelles et d’accusations portées à la suite de ces enquêtes, du nombre de plaidoyers de culpabilité et du nombre de condamnations. Ces mesures ont mis au jour une foule d’allégations quant à l’existence de complots, ainsi que de stratagèmes de fixation des prix en rapport avec divers produits ou composantes de produits vendus partout dans le monde, que ce soit à des acheteurs directs ou indirects.

L’institution de recours collectifs a rapidement suivi le pas, et ce, des deux côtés de la frontière. Il n’est ainsi pas rare que des recours collectifs soient intentés simultanément aux États-Unis, au Canada et au Québec peu de temps après qu’une enquête visant une pratique prétendument anticoncurrentielle ait été entreprise, malgré que l’issue de l’enquête en cause demeure encore inconnue ou incertaine.

La Cour supérieure du Québec est ainsi présentement saisie de dizaines de requêtes visant l’autorisation d’exercer un recours collectif invoquant de présumés agissements anticoncurrentiels et entreprises contre des entités domiciliées partout dans le monde. Dans certains cas, ces entités ne sont même pas présentes sur le territoire de la province, bien que leurs produits y soient vendus ou constituent une composante d’un produit vendu au Québec.

Avant l’affaire Infineon Technologies AG c. Option consommateurs1, peu de recours institués au Québec avaient abordé une cause d’action fondée sur une pratique anticoncurrentielle à l’étape de l’autorisation d’exercer un recours collectif. Plus particulièrement, il ressort d’un examen de la jurisprudence qu’il existe peu de jugements ayant tranché des requêtes pour autorisation d’exercer un recours collectif alléguant une violation de l’article 45 de la Loi sur la concurrence2 (la « Loi »). D’ailleurs, la plupart des décisions publiées portent sur des requêtes pour autorisation d’exercer un recours collectif uniquement en vue d’un règlement, alors que bon nombre d’autres affaires ont simplement été suspendues en attendant d’autres développements dans des affaires analogues ailleurs au Canada ou aux États‑Unis3.

Ainsi, la jurisprudence québécoise nous a fourni jusqu’à maintenant très peu de balises quant à la satisfaction des critères de l’article 1003 du Code de procédure civile (« C.p.c. ») pour autoriser l’institution d’un recours collectif en pareil cas.

Aux fins de se défendre adéquatement à l’encontre de telles requêtes, il est donc crucial de bien saisir la teneur des exigences de l’article 45 de la Loi en regard de l’autorisation d’exercer un recours collectif au Québec.

I. Vue d’ensemble du cadre juridique du droit d’action pour complot

L’article 45 de la Loi crée une infraction criminelle qu’une Cour supérieure de juridiction criminelle a le pouvoir de juger à la suite d’accusations qui sont habituellement portées par le Procureur général du Canada (par l’entremise du Directeur des poursuites pénales).

En pareil cas, des règles de preuve strictes s’appliquent, ainsi que la norme de preuve en matière criminelle (c.‑à‑d. celle de la preuve hors de tout doute raisonnable). En cas de déclaration de culpabilité, les tribunaux peuvent infliger une amende, condamner à une peine d’emprisonnement, rendre des ordonnances prescriptives ou prohibitives et rendre des injonctions provisoires ou une combinaison de ce qui précède.

En outre, en plus de ces poursuites criminelles, l’article 36 de la Loi confère à toute personne physique un droit d’action personnel limité4.

La mise en œuvre d’un complot peut également conférer un droit d’action en droit civil québécois si les éléments constitutifs engageant la responsabilité extracontractuelle sont réunis.

A. Infraction à l’article 45 de la Loi

L’article 45 de la Loi, qui porte sur les complots et les activités s’apparentant à un cartel, se trouve au cœur même de cette loi. Divers auteurs ont, par ailleurs, reconnu que cet article constitue la clé de voûte du droit canadien de la concurrence, ainsi qu’un des éléments les plus anciens et les plus importants de l’ordre public canadien dans le domaine économique.

Les amendements apportés à la Loi le 12 mars 20095 et qui sont entrés en vigueur le 12 mars 2010 ont eu pour effet de modifier l’article 45 de la Loi et le cadre juridique sous-jacent.

Il importe de tenir compte de l’effet transitoire des modifications en question, compte tenu du fait que, bien que les accords qui existaient avant les modifications de 2010 soient visés par la disposition actuelle, les accords qui ont pris fin avant le 12 mars 2010 sont toujours assujettis à l’ancienne loi. Les accords antérieurs ou postérieurs aux modifications peuvent donc être régis par les deux régimes.

Suivant les deux régimes, le critère applicable pour prouver une contravention à l’article 45 comporte plusieurs volets et, compte tenu du caractère criminel de cette disposition, il est nécessaire d’établir un acte (l’actus reus) et une intention (la mens rea) de la part du présumé auteur du complot pour conclure qu’une infraction a été commise.

B. Droit d’action personnel prévu à l’article 36 de la Loi

L’article 36 de la Loi prévoit que toute personne qui a subi une perte ou des dommages par suite d’un comportement allant à l’encontre d’une disposition de la Partie VI de la Loi (c.‑à‑d. les articles 45 à 62) peut intenter un recours civil devant tout tribunal compétent pour réclamer et recouvrer une somme égale au montant de la perte ou des dommages subis.

Il n’est pas nécessaire que le défendeur ait déjà été reconnu coupable d’une des infractions criminelles prévues à la Partie VI de la Loi pour pouvoir faire l’objet d’un recours intenté en vertu de l’article 36 de la Loi.

De fait, le demandeur peut intenter des procédures civiles et chercher à démontrer par lui‑même qu’un agissement anticoncurrentiel s’est produit en contravention des dispositions de la Partie VI de la Loi.

Pour obtenir gain de cause dans une action civile intentée en vertu de l’article 36 de la Loi, le demandeur doit, par conséquent, établir ce qui suit :

  1. la commission d’une infraction prévue à la Partie VI de la Loi;
  2. le fait qu’il a subi une perte ou un dommage réel par suite des agissements du défendeur;
  3. le fait que le montant de cette perte peut être calculé et être établi au procès.

À ce jour, la jurisprudence n’a pas encore pleinement abordé ou analysé les conséquences de l’exercice d’un droit d’action invoquant une infraction criminelle sur le fardeau de preuve applicable à l’étape de l’autorisation, particulièrement à l’endroit du critère de l’alinéa 1003 b) C.p.c. qui exige que les faits allégués dans la requête pour autorisation d’exercer un recours collectif paraissent justifier les conclusions recherchées. On pourrait prétendre que le caractère intrinsèquement criminel de l’infraction de complot et le fardeau de la preuve qui l’accompagne devraient entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’apprécier ce critère et de déterminer si une requête pour autorisation d’exercer un recours collectif présente une cause d’action « défendable » ou donne lieu à « une sérieuse apparence de droit ».

C. La cause d’action en vertu du Code civil du Québec

Les réparations prévues par la Loi et le recours civil prévu par le Code civil du Québec (le « C.c.Q. ») sont indépendants, sans toutefois être mutuellement exclusifs. De fait, les réparations prévues par la Loi n’empêchent pas de rechercher d’autres réparations.

Par conséquent, un complot entre concurrents ou la mise en œuvre d’un mécanisme de fixation des prix peut également donner lieu à la responsabilité extracontractuelle en vertu du régime général de responsabilité québécois6.

Suivant ce régime, la responsabilité civile peut être engagée si on fait la preuve des éléments suivants :

  1. une faute;
  2. un dommage;
  3. un lien de causalité entre la faute et le dommage.

En somme, il est théoriquement possible d’invoquer l’article 1457 C.c.Q. en rapport avec de présumés agissements anticoncurrentiels indépendamment des dispositions de la Loi, c’est‑à‑dire même si toutes les conditions de l’article 45 de la Loi ne sont pas réunies.

II. Droit d’action pour complot à l’étape de l’autorisation : l’arrêt Infineon de la Cour suprême du Canada

Comme nous l’avons vu, jusqu’à récemment, seuls quelques précédents indiquaient la voie à suivre pour aborder, au Québec, les requêtes pour autorisation d’exercer un recours collectif alléguant une violation de l’article 45 de la Loi.

Toutefois, l’arrêt Infineon Technologies AG c. Option consommateurs7 nous fournit désormais quelques repères et donnera certainement lieu à d’autres développements au fur et à mesure que les tribunaux seront saisis d’autres affaires dans lesquelles ce type de droit d’action sera invoqué.

La Cour suprême du Canada a tout d’abord souligné qu’il était essentiel de ne pas combiner et de ne pas confondre la procédure d’autorisation avec l’instruction sur le fond d’un recours dont l’exercice a été autorisé. Chacune de ces étapes répond à un objectif différent et l’analyse effectuée doit en tenir compte8

D’ailleurs, les tribunaux ont toujours favorisé une interprétation et une application larges des conditions d’autorisation du recours collectif dans le but de faciliter l’exercice des recours collectifs comme moyen d’atteindre le double objectif de la dissuasion et de l’indemnisation des victimes. Le fardeau établi par l’article 1003 C.p.c. en regard de la démonstration des critères d’autorisation demeure peu élevé9.

III. Perspectives d’avenir

Bien qu’on ne connaisse pas encore pleinement les conséquences de l’arrêt Infineon sur la procédure d’autorisation d’exercer un recours collectif dans lequel un droit d’action fondé sur l’existence d’un complot est invoqué, la Cour suprême du Canada a bien précisé que le fait d’autoriser ce genre de recours collectif ne changeait en rien le fardeau dont le demandeur devra s’acquitter au procès.

Il n’en demeure pas moins que les critères pour obtenir l’autorisation d’exercer un recours collectif devront toujours être satisfaits, de sorte qu’il est à entrevoir que les avocats de la défense ne renonceront pas à contester énergiquement un recours collectif proposé, que ce soit dans le domaine du droit de la concurrence ou dans d’autres domaines.

De plus, même s’ils obtiennent gain de cause à l’étape préliminaire de l’autorisation, les demandeurs devront quand même démontrer, au procès, selon la norme de la prépondérance des probabilités, que tous les éléments constitutifs de la cause d’action qu’ils allèguent sont réunis.


1 2013 CSC 59.
2 L.R.C. 1985, ch. C-34.
3 Toutefois, les affaires suivantes abordaient effectivement de présumées violations de l’article 45 de la Loi soit à l’étape de l’autorisation du recours collectif, soit à l’étape de son examen sur le fond : Jacques c. Pétroles Therrien inc., Cour supérieure du Québec no 200-06-000102-080 et affaire connexe Association pour la protection automobile c. Ultramar ltée, Cour supérieure du Québec no 200-06-000135-114, portant sur un présumé complot visant à fixer le prix de l’essence à la pompe; Harmegnies c. Toyota Canada Inc., 2008 QCCA 380, requête en autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée (32587, 2008‑09‑25), qui portait sur un présumé complot visant à fixer le prix des véhicules dans le cadre du programme Accès Toyota; Savoie c. Compagnie pétrolière Impériale ltée, 2008 QCCS 6634, dans laquelle le juge Léger, alors juge à la Cour supérieure, a fait observer qu’à ce jour, aucun recours collectif invoquant des infractions au titre VI de la Loi n’avait été autorisé au Québec (par. 47).
4 Il convient également d’ajouter qu’en common law, il est également loisible à de simples particuliers d’intenter une action relativement à une activité illégale comme un délit de complot. Le présent article n’aborde pas les réparations prévues en common law.
5 Les modifications apportées à la Loi ont été introduites par la Loi d’exécution du budget de 2009, L.C. 2009, ch. 2 (Projet de loi C‑10), articles 410 et suivants.
6 Article 1457 C.c.Q.
7 Précité, note 2.

8 Précité, note 2, par. 58.
9 Précité, note 2, par. 59 et 60.

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