L’approche de « la ceinture et des bretelles » : la Cour suprême du Canada renforce les obligations en matière de santé et sécurité au travail

Le plus haut tribunal du pays a rendu une décision intéressante touchant les obligations des employeurs en matière de santé et de sécurité au travail le 10 novembre dernier dans l’affaire R. c. Grand Sudbury (Ville), 2023 CSC 28. Cette décision vient réitérer que la santé et la sécurité au travail (la « SST ») sont l’affaire de tous et qu’un employeur pourrait être tenu responsable d’un manquement en matière de SST même si ce manquement n’est pas le fait d’un de ses propres employés.

Cette décision est d’intérêt pour les propriétaires qui engagent des entrepreneurs généraux pour gérer des travaux.

 

Les faits

Les faits relatifs à cette affaire peuvent être résumés comme suit :

  • La Ville du Grand Sudbury (la « Ville ») conclut un contrat avec l’entrepreneur Interpaving Limitée ( « Interpaving ») pour la réparation d’une conduite d’eau;
  • Dans le cadre de ces travaux, un employé d’Interpaving heurte et tue une piétonne en reculant avec une niveleuse;
  • Divers manquements aux règles applicables en matière de SST sont constatés et des constats d’infraction sont donnés à l’encontre d’Interpaving, mais également de la Ville;
  • La Ville avait initialement été acquittée de l’infraction d’avoir manqué au devoir qui incombe à l’employeur en vertu de l’article 25(1)c) de la Loi sur la santé et la sécurité du travail, L.R.O. 1990, c. O.1 (la « Loi »), soit de veiller à ce que les mesures et les méthodes prescrites aient été observées dans le lieu de travail, en invoquant qu’elle n’avait pas le statut d’employeur. Cependant, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision et a conclu que la Ville pouvait être considérée comme un employeur au sens de la Loi et a renvoyé le dossier à un tribunal inférieur pour qu’il se penche sur la défense de diligence raisonnable. La Ville a interjeté appel de cette décision devant la Cour suprême du Canada (ci-après, la « Cour »).

 

La question soumise à la Cour

Dans cette affaire, la Cour devait déterminer si la responsabilité légale de la Ville pouvait être engagée à titre d’employeur, alors qu’elle n’avait pas de contrôle sur les travaux (à l’exception d’avoir envoyé des inspecteurs pour contrôler la qualité sur le chantier) et que le contrôle avait été délégué à Interpaving.

 

La décision

Soulignons d’entrée de jeu que la Cour a rendu, de manière exceptionnelle, une décision 4 – 4 (vu la démission d’un des juges de la Cour pendant le délibéré). Le juge en chef de la Cour a toutefois fait pencher la balance du côté de la majorité.

 Le jugement majoritaire

Les juges de la majorité concluent, à l’instar de la Cour d’appel de l’Ontario, que la Ville est un employeur au sens de la Loi, qu’elle a manqué aux devoirs qui lui incombaient en vertu de la Loi, soit de ne pas avoir veillé à ce que les mesures et les méthodes prescrites soient observées dans le lieu de travail, et que la question de la diligence raisonnable de la Ville devait être renvoyée au tribunal inférieur.

Si les juges de la majorité soulignent que bien que le contrôle des travailleurs et du lieu de travail peut influer sur la défense de diligence raisonnable, le texte de la Loi n’exige pas que le poursuivant fasse la preuve  ces éléments pour démontrer que la Ville a manqué à ses obligations à titre d’employeur en vertu de la Loi.

La Cour rappelle que les devoirs en matière de SST sont répartis entre diverses catégories d’acteurs sur le lieu de travail, y compris les constructeurs, les employeurs et les propriétaires. Il s’agit de devoirs qui sont concurrents et qui se chevauchent, c’est-à-dire que plusieurs acteurs peuvent être responsables des mêmes fonctions et mesures de protection, ce que la Cour appelle l’approche « de la ceinture et des bretelles ». Bref, si plusieurs acteurs d’un lieu de travail manquent à leur devoir de protéger la santé et la sécurité, ils ne peuvent pas invoquer les manquements des autres comme excuse pour justifier les leurs.

La question du contrôle, si elle n’est pas pertinente au stade de l’analyse de la notion d’employeur, sera toutefois pertinente au stade de la preuve de diligence raisonnable. En effet, la majorité de la Cour souligne qu’il sera loisible à un accusé de démontrer que son manque de contrôle indique qu’il a pris toutes les mesures raisonnables dans les circonstances. Divers critères pourront être analysés par le tribunal afin de statuer sur la diligence raisonnable :

  • le degré de contrôle de l’accusé sur le lieu de travail ou les travailleurs;
  • si l’accusé a délégué le contrôle au constructeur pour pallier son propre manque de savoir-faire, de connaissance ou d’expertise pour mener à bien le projet conformément aux normes en vigueur;
  • si l’accusé a pris des mesures pour évaluer la capacité du constructeur d’assurer le respect du Règlement avant de décider de louer ses services;
  • si l’accusé a bel et bien surveillé et supervisé efficacement le travail du constructeur sur le chantier pour veiller à ce que les prescriptions du Règlement aient été observées dans le lieu de travail.

Les juges dissidents

Ceux-ci soulignent que le fait de considérer le propriétaire d’un chantier comme étant automatiquement l’employeur des travailleurs, que le constructeur embauche ou dont il loue les services, minerait l’architecture du régime et qu’il serait absurde de considérer que la Loi et les règlements obligent chaque employeur sur un chantier de construction à veiller au respect de toutes les mesures prévues dans la Loi et les règlements.

 

Conclusion

Si les principes énoncés dans cette décision ne sont pas complétement nouveaux, puisque les tribunaux québécois avaient déjà reconnu qu’un employeur pouvait être tenu responsable du point de vue pénal s’il avait fait défaut de protéger la santé et la sécurité de travailleurs d’un autre employeur, l’arrêt R. c. Grand Sudbury (Ville) vient augmenter la responsabilité des employeurs, notamment les propriétaires, et rappeler que le fait de ne pas avoir de contrôle sur les travailleurs ou les lieux de travail ne saurait être un moyen de défense suffisant.

Concrètement, cela signifie qu’un propriétaire qui délègue la réalisation de travaux à un entrepreneur devrait notamment effectuer des vérifications préalables et en cours de mandat pour s’assurer du respect des normes relatives à la SST par celui-ci, et ce, afin d’être en mesure de présenter une défense de diligence raisonnable.

Il sera intéressant de voir l’impact de cette décision et de cette implication dans l’interprétation par les tribunaux, notamment de la notion de maître d’œuvre. Pour toute question, nous vous invitons à consulter les professionnels de Langlois Avocats.

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