La Cour supérieure se penche sur la COVID-19 et la notion de force majeure

Dans une décision récente, la Cour supérieure du Québec traite de l’impact de la pandémie de la COVID-19 sur les obligations contractuelles des parties à un bail commercial. Cette décision est probablement la première d’une longue série à aborder ce problème de plus en plus fréquent pour les entreprises du Québec. 

La décision 

Dans Hengyun International Investment Commerce Inc. c. 9368-7614 Québec Inc.,1 la Cour (le juge Peter Kalichman j.c.s.) statue qu’un locateur commercial n’avait pas le droit de percevoir le loyer de son locataire, un centre de conditionnement physique, pour la durée de l’arrêté ministériel du 24 mars 2020 suspendant toutes les activités des entreprises fournissant des services non essentiels.2 

Les motifs de la Cour fournissent des orientations d’intérêt quant à l’application de la doctrine de la force majeure, définie comme suit à l’article 1470 du Code civil du Québec (C.c.Q.) :3 

1470. Toute personne peut se dégager de sa responsabilité pour le préjudice causé à autrui si elle prouve que le préjudice résulte d’une force majeure, à moins qu’elle ne se soit engagée à le réparer. 

La force majeure est un événement imprévisible et irrésistible; y est assimilée la cause étrangère qui présente ces mêmes caractères. 

La Cour confirme que la pandémie de la COVID-19 et les restrictions gouvernementales qui en ont résulté se qualifient à titre de force majeure dans cette affaire, car elles empêchent le locateur de remplir son obligation de fournir à son locataire la jouissance paisible des lieux loués. À cet égard, la Cour conclut que la pandémie était à la fois imprévisible au moment de la conclusion du bail4 et irrésistible en ce sens qu’elle empêche tout locateur affecté de manière similaire de s’acquitter de son obligation de fournir une jouissance paisible (par opposition au locateur dans ce seul cas précis).5 

En conséquence, la Cour conclut que le locateur ne pouvait exiger de son locataire qu’il s’acquitte de son obligation corrélative de payer le loyer, en application de l’article 1694 C.c.Q., lequel prévoit qu’un débiteur libéré ne peut exiger l’exécution de l’obligation corrélative du créancier. 6 

La Cour rejette également l’argument du locateur selon lequel le bail entre les parties oblige le locataire à continuer de payer le loyer en cas de force majeure. La clause en question se lit comme suit : 

13.03 Délai inévitable 

Nonobstant toute disposition contraire du présent bail, si le locateur ou le locataire est retardé ou entravé ou empêché d’exécuter toute condition, obligation ou tout acte requis en vertu des présentes en raison d’un cas de force majeure, de grèves, de lock-out, de conflits de travail, d’émeutes, d’accidents, d’incapacité de se procurer des matériaux, de règles, de règlements ou d’ordonnances gouvernementales restrictives, de la faillite des entrepreneurs, ou tout autre événement, qu’il soit de la nature ci-dessus ou non, échappant au contrôle raisonnable du locateur ou du locataire, selon le cas, alors l’exécution de cette condition, de cette obligation ou de cet acte sera excusée pour la période du retard, et la partie ainsi retardée sera en droit d’exécuter cette condition, cette obligation ou cet acte dans le délai approprié après l’expiration de ce retard, sans être responsable de dommages-intérêts envers l’autre partie.

Cependant, les dispositions de cet article 13.03 n’ont pas pour effet d’exempter le locataire du paiement rapide du loyer de base ou du loyer supplémentaire ou de tout autre paiement requis par le présent bail. [Traduction] 

La Cour rejette l’interprétation de cette clause par le locateur, estimant qu’elle s’applique uniquement aux obligations différées, par opposition aux obligations qui ne peuvent pas être exécutées du tout.7 Au surplus, la Cour conclut de manière générale que même si les parties à un bail commercial peuvent convenir de limiter les effets du défaut d’un locateur d’offrir une jouissance paisible des lieux loués, elles ne peuvent accepter d’exclure entièrement cette obligation : 

Même si l’interprétation du paragraphe 13.03 par le locateur était juste, il ne peut être interprété de manière à libérer pleinement et complètement le locateur de son obligation principale en vertu du bail, c’est-à-dire d’assurer une jouissance paisible des Lieux. Les parties à un bail peuvent convenir de limiter l’impact de l’incapacité du propriétaire à fournir une jouissance paisible, mais ne peuvent accepter de l’exclure complètement. Ce point de vue a été exprimé dans la doctrine et a été approuvé par la Cour d’appel du Québec.8 [Traduction] 

Par conséquent, la Cour juge que le locataire était dispensé de payer le loyer à compter de la date du Décret, et jusqu’à ce que le gouvernement autorise la réouverture des centres de conditionnement physique le 22 juin 2020. 

Ce qu’il faut retenir

1. Les clauses de force majeure doivent être rédigées avec soinDans l’affaire Hengyun, la Cour reconnaît que même si les parties à un bail commercial sont généralement libres de limiter l’impact de l’obligation du locateur de fournir une jouissance paisible des lieux loués, elles ne peuvent pas exclure complètement cette obligation. En l’espèce, la Cour conclut que la clause invoquée par le locateur n’était pas suffisante pour lui permettre de percevoir le loyer alors qu’il était toutefois empêché de procurer au locataire une jouissance paisible des lieux loués. Reste à voir comment les tribunaux interpréteront et appliqueront les conditions d’un bail dans lequel un locataire assume expressément le risque de payer un loyer (en tout ou en partie), nonobstant le fait que le locateur soit empêché par force majeure de fournir une jouissance paisible des lieux loués. On peut également se demander, dans le cadre de la décision Hengyun, si les tribunaux pourront distinguer les clauses d’exclusion de responsabilité pour bris de bail (qui ne peuvent dégager une partie de sa responsabilité en cas de manquement à son obligation principale ou essentielle9) et les clauses de force majeure (dont le but est de répartir le risque d’impossibilité d’exécuter un contrat) et, le cas échéant, de quelle manière. Entre temps, les parties devront faire très attention lors de la négociation des clauses de force majeure dans leurs baux et autres accords commerciaux.

2. La situation financière d’une partie n’est pas pertinente pour établir un cas de force majeure. Dans l’affaire Hengyun, la Cour rejette l’affirmation du locataire selon laquelle il avait été empêché de payer son loyer parce que la pandémie et le Décret qui en résultait l’empêchaient de fonctionner ainsi que de générer des revenus. À cet égard, la Cour rejette une approche subjective au caractère irrésistible, concluant que pour être qualifié de force majeure, l’événement en cause doit empêcher tout locataire dans la situation de Québec Inc. de payer son loyer et pas seulement ceux qui manquent de fonds10 [traduction]. La conclusion de la Cour est conforme à la jurisprudence et aux commentaires existants sur ce sujet, qui reconnaissent qu’un débiteur ne peut être libéré de l’obligation de payer une somme d’argent en cas de force majeure. Cela ne doit toutefois pas être confondu avec les circonstances de l’affaire Hengyun, où la Cour statue que le locateur était débiteur de l’obligation de fournir une jouissance paisible des lieux loués à son locataire. Le locateur ayant été empêché d’exécuter cette obligation en raison de force majeure, il ne pouvait pas alors exiger l’exécution de son obligation corrélative (c’est-à-dire le paiement du loyer) de la part de son locataire.

3. La jouissance paisible dépend de l’usage prévu des lieux loués. Dans l’affaire Hengyun, la Cour conclut que le locataire n’avait pas une jouissance paisible des lieux, car il ne pouvait pas faire fonctionner son centre de conditionnement physique. Parce que le bail en question prévoyait expressément que les lieux loués devaient être utilisés uniquement comme centre de conditionnement physique [traduction], l’accès continu du locataire aux lieux loués pendant toute la durée du Décret (y compris pour entreposer son matériel), n’était pas suffisant pour être qualifié de jouissance paisible des lieux loués. Pour une répartition sans équivoque des risques dans un bail commercial, les parties devraient envisager de définir expressément l’utilisation prévue des lieux loués.

4. Le Décret constitue-t-il un trouble de droit? Sans trancher la question, qui n’a pas été soulevée par les parties, la Cour dans l’affaire Hengyun a expressément laissé ouverte la possibilité que le Décret puisse constituer un trouble de droit au sens de l’art. 1858 C.c.Q., que le locateur a également l’obligation de garantir [traduction]. Ce n’est probablement qu’une question de temps avant que les tribunaux québécois interprètent et appliquent cette disposition dans le contexte de la pandémie et des mesures gouvernementales qui en découlent. 

La décision de la Cour supérieure dans l’affaire Hengyun (qui pourrait faire l’objet d’un appel) est probablement la première d’une longue série à traiter de l’impact de la pandémie de la COVID-19 sur les baux commerciaux et sur les contrats commerciaux en général. Les entreprises du Québec devraient porter une attention particulière à ces développements afin de mieux anticiper les retombées juridiques de cette perturbation commerciale sans précédent ainsi que les risques qui en découlent.


1 2020 QCCS 2251 (« Hengyun »)
2 Décret no 223-2020 adopté par le gouvernement du Québec le 24 mars 2020 (le « Décret »)
3 Pour une discussion plus détaillée de la définition de la force majeure en droit québécois, consultez notre article du 18 mars 2020, L’inexécution des contrats en raison de la pandémie de la COVID-19 – un cas de force majeure?
4 Hengyun par. 97.

5 Hengyun par. 98 à 100.
6 Hengyun par. 101 et 102.
7 Hengyun par. 103 à 106.
8 Hengyun par. 107. [Nos soulignements. Références omises]
9 Voir, par exemple, 6362222 Canada Inc. c. Prelco Inc., 2019 QCCA 1457
10 Hengyun par. 100.

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