Décision de principe de la CSC sur la compétence territoriale des tribunaux administratifs du Québec

L’arrêt récent de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Sharp c. Autorité des marchés financiers1 aura une incidence certaine dans les domaines du droit administratif, du droit international privé et du droit des valeurs mobilières au Québec.

L’Autorité des marchés financiers (l’« AMF »), l’autorité en valeurs mobilières du Québec, a intenté un recours administratif devant le Tribunal administratif des marchés financiers du Québec (le « TMF ») contre quatre résidents de la Colombie-Britannique qui auraient enfreint la Loi sur les valeurs mobilières québécoise en prenant part à un stratagème transnational de manipulation de titres de type « gonflage et largage » (pump-and-dump). Les défendeurs ont déposé des requêtes pour contester la compétence territoriale du TMF par voie de moyens déclinatoires.

Le TMF a rejeté ces requêtes, jugeant qu’il y avait un « lien suffisant » ou un « lien réel et substantiel » entre le Québec et les défendeurs. La Cour supérieure du Québec a ensuite jugé que le TMF avait bien compétence et a rejeté les demandes de contrôle judiciaire. La Cour d’appel du Québec a à son tour rejeté les appels des défendeurs, les juges majoritaires ayant conclu que les règles de droit international privé prévues au livre dixième du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») ne s’appliquaient pas aux instances administratives en l’absence de droits privés. Ils ont plutôt appliqué le critère du lien réel et substantiel de l’arrêt Unifund Assurance Co. c. Insurance Corp. of British Columbia2, qui concerne l’applicabilité constitutionnelle du régime québécois des valeurs mobilières à l’égard des non-résidents. Dans son opinion concordante, le juge d’appel Mainville a conclu que le TMF avait compétence à l’égard des défendeurs, mais aux termes des règles de droit international privé prévues au C.c.Q., soit par analogie en vertu de l’article 3148 al. 1(3) C.c.Q., soit subsidiairement en vertu de la doctrine du « for de nécessité » codifiée à l’article 3136 C.c.Q.

Dans une décision à sept contre un, la Cour suprême du Canada a conclu que le TMF s’était à bon droit déclaré compétent, mais ses motifs sont différents de ceux des instances précédentes. La CSC a établi la méthodologie interprétative pour la détermination de la compétence territoriale des tribunaux administratifs du Québec. Elle a du même coup clarifié plusieurs questions liées au droit administratif québécois. Voici ce qu’il faut savoir :

1. Le C.c.Q. s’applique prima facie aux affaires de droit public et administratif. Contrairement aux motifs majoritaires de la Cour d’appel du Québec, la CSC souligne que le C.c.Q., y compris ses règles sur le droit international privé, s’applique dans des affaires de droit public et administratif même si aucun droit privé n’est directement en jeu. Selon la CSC, « dans la mesure où cette approche crée un fossé entre le droit public et le droit privé que ne reflètent pas la lettre, l’esprit ou l’objet du C.c.Q., elle est erronée en droit »3. Avec ce raisonnement, elle écarte des éléments contraires de la décision antérieure de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Donaldson4. La CSC a confirmé que « le C.c.Q. constitue une source importante de droit administratif au Québec »5, et a conclu que ses règles relatives à la compétence s’appliquent aux tribunaux administratifs, sauf disposition contraire de la loi6.

2. Le critère du « lien suffisant » de l’arrêt Unifund pour l’applicabilité constitutionnelle d’une loi s’applique dans la détermination de la compétence juridictionnelle du TMF. Selon la CSC, le régime québécois des valeurs mobilières ajoute et déroge aux règles du C.c.Q.7. Les juges majoritaires estiment que le régime des valeurs mobilières du Québec donne par conséquent compétence au TMF à l’égard des défendeurs venant de l’extérieur de la province qui ont un « lien suffisant » avec le Québec. Selon ce critère, « [l]e caractère “suffisant” du lien dépend du rapport qui existe entre le ressort ayant légiféré, l’objet du texte de loi et l’individu ou l’entité qu’on cherche à assujettir à celui-ci »8. La CSC a aussi souligné que « [c]omme la manipulation de titres et la fraude contemporaines en valeurs mobilières sont souvent transnationales et dépassent les frontières provinciales et nationales, les cours de justice et les tribunaux administratifs doivent adopter une approche souple et téléologique lorsqu’ils appliquent les principes d’ordre et d’équité dans le contexte des valeurs mobilières »9. La majorité a reconnu qu’il y avait une distinction à faire entre la « compétence législative normative » et la compétence juridictionnelle du TMF, mais a conclu que la compétence juridictionnelle découlait en l’espèce de la compétence législative de la province à l’égard des valeurs mobilières. La juge Côté, dissidente, est « en complet désaccord » avec ses collègues sur ce point : « L’arrêt Unifund ne peut servir de filet de sécurité si le C.c.Q. n’établit pas la compétence territoriale d’un tribunal et si le législateur ne lui a pas autrement conféré compétence territoriale par le biais d’une loi particulière. En bref, là où il n’y a pas de compétence, l’analyse doit s’arrêter là. Il n’y a donc pas lieu de recourir à l’arrêt Unifund, lequel vise une toute [sic] autre situation10. »

3. Les règles relatives à la compétence pour les « actions personnelles à caractère patrimonial » ne peuvent pas être appliquées « par analogie » à des affaires réglementaires. Selon la Cour supérieure du Québec et l’opinion concordante du juge d’appel Mainville, le TMF pouvait revendiquer compétence en vertu d’une application par analogie de l’article 3148 al. 1(3) C.c.Q. Cette disposition donne compétence aux tribunaux québécois dans le cas où « [u]ne faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s’y est produit ou l’une des obligations découlant d’un contrat devait y être exécutée ». La CSC a rejeté cette approche, estimant qu’il « n’y a aucune analogie défendable entre une action personnelle à caractère patrimonial, qui sollicite l’exécution d’une créance en vertu du droit privé, et une poursuite en matière réglementaire intentée par l’État, qui vise l’obtention de réparations d’intérêt public plutôt qu’une simple réparation privée. De telles procédures revêtent un caractère juridique fondamentalement différent. Appliquer l’art. 3148 al. 1(3) C.c.Q. à une poursuite en matière réglementaire intentée par l’État étendrait la disposition bien au-delà de sa lettre, de son esprit et de son objet »11.

4. Un tribunal ne peut pas « soulever d’office » la doctrine du for de nécessité (article 3136 C.c.Q.). La CSC a confirmé le critère à trois volets pour l’utilisation de cette doctrine codifiée à l’article 3136 C.c.Q. Pour qu’elle s’applique : (1) l’autorité québécoise ne doit pas avoir compétence; (2) l’introduction d’une action à l’étranger doit être impossible ou ne pas pouvoir être exigée; (3) le litige doit avoir un lien suffisant avec le Québec. La CSC a affirmé que cette disposition ne pouvait pas être invoquée proprio motu, comme le proposait le juge Mainville. Autrement dit, la doctrine ne peut pas être soulevée par un tribunal de son propre chef; elle peut seulement être appliquée à la demande expresse d’une partie.

5. La norme de contrôle de la décision correcte s’applique aux questions ayant trait à la compétence territoriale des tribunaux administratifs. La CSC a conclu que la compétence du TMF à l’égard de défendeurs hors province était une question constitutionnelle sur la portée territoriale de la législation provinciale ainsi qu’une question de droit générale d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. La présomption établie dans l’arrêt Vavilov12 selon laquelle la norme applicable est celle de la décision raisonnable est réfutée dans ces circonstances13.

L’arrêt Sharp vient donc clarifier les règles de compétence internationale applicables aux tribunaux administratifs, dans le domaine des valeurs mobilières et de façon plus générale.

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1 2023 CSC 29.
2 2003 CSC 40 (« Unifund »).
3 Sharp, paragr. 57.
4 Donaldson c. Autorité des marchés financiers, 2020 QCCA 401 (« Donaldson »).
5 Sharp, paragr. 63.
6 Sharp, paragr. 62.
7 Sharp, paragr. 125.
8 Sharp, paragr. 126.
9 Sharp, paragr. 135.
10 Sharp, paragr. 153-155.
11 Sharp, paragr. 84.
12 Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65.
13 Sharp, paragr. 36-39.

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