La saisie avant jugement : entre protection d'une créance et omission de divulguer un fait pertinent

6 août 2025

Le 4 juillet 2025, dans l’affaire Boudreau c. Dallaire, la Cour d’appel du Québec rejette une requête pour permission d’appeler d’un jugement de la Cour supérieure, confirmant une saisie avant jugement de deux immeubles. Le jugement de la Cour supérieure rappelait deux principes fondamentaux en matière de saisie avant jugement, soit que le défaut de divulgation d’un fait pertinent lors d’une procédure ex parte ne mène pas automatiquement à l’annulation d’une saisie avant jugement, et qu’une crainte objective qu’une créance soit en péril fondée sur des allégations suffisantes d’agissements frauduleux et de faible solvabilité permet de justifier une saisie avant jugement.

La Cour d’appel estime que la requête pour permission d’appeler ne soulève aucune question de principe, ni question nouvelle, ni controverse jurisprudentielle, contrairement aux exigences de l’article 30 al. 2 (7°) du Code de procédure civile. Elle rappelle que la saisie avant jugement est une mesure provisoire visant à protéger une créance, et que toute question soulevée à ce sujet pourra être tranchée au fond. Bref, la Cour d’appel estime que les conclusions de la Cour supérieure, que nous explorons dans cet article, sont conformes aux principes établis et qu’il ne serait pas dans l’intérêt public de la justice d’autoriser l’appel.

Contexte du litige devant la Cour supérieure

Devant la Cour supérieure, les demanderesses allèguent avoir perdu plus de 1,4 M$ dans un projet immobilier en raison des manœuvres dolosives des défendeurs. Elles demandent au tribunal de les déclarer propriétaires de deux immeubles détenus par l’un des défendeurs ou, à défaut, de leur octroyer des dommages-intérêts équivalents aux pertes subies dans le cadre de cette « mésaventure immobilière ».

Le 13 novembre 2024, alléguant que les défendeurs s’apprêtaient à vendre ces immeubles et que leur créance était en péril, les demanderesses obtiennent l’autorisation du tribunal de procéder à une saisie avant jugement des deux immeubles.

Le 29 avril 2025, les défendeurs contestent la saisie avant jugement des immeubles accordée et demandent son annulation. Ils soutiennent que : 1) les demanderesses ont omis de divulguer un fait pertinent au tribunal, à savoir qu’elles avaient inscrit un avis de préinscription de leur demande en justice à l’encontre des immeubles, et 2) la preuve au soutien de la saisie était insuffisante, n’ayant pas démontré qu’ils étaient incapables de payer les dommages-intérêts réclamés par les demanderesses, même si les deux immeubles étaient vendus au cours de l’instance.

Décision

La Cour supérieure rejette la demande des défendeurs, rappelant deux principes importants en matière de saisie avant jugement.

1. Le défaut d’une partie de divulguer un fait pertinent au tribunal lors d’une demande de saisie avant jugement n’entraîne pas nécessairement l’annulation de la saisie

D’abord, la Cour supérieure est d’avis qu’il est nécessaire d’examiner les circonstances de l’omission de divulguer un fait pertinent et ses conséquences pour statuer sur une demande d’annulation de saisie. En soutien à cette approche, elle invoque l’arrêt Marciano (Séquestre de), où la Cour d’appel a élaboré certains critères dont les tribunaux doivent tenir compte, incluant : 1) l’importance des faits omis pour les questions en litige; 2) si l’omission a été involontaire, ou que la pertinence des faits a été mal comprise, ou qu’il y a eu une intention d’induire le tribunal en erreur; 3) le préjudice causé à la partie visée par l’ordonnance ex parte; et 4) si la décision avait été différente compte tenu des faits omis.

La Cour supérieure reconnaît que l’existence d’un avis de préinscription sur les immeubles est un fait important qui aurait dû être divulgué au tribunal. Cette information était notamment utile pour déterminer si la créance des défenderesses était compromise et si les conditions de la saisie avant jugement étaient réunies. Toutefois, elle considère que cette omission, involontaire et attribuable à un changement de procureurs non informés de la publication antérieure à leur implication, ne révèle aucune intention d’induire le tribunal en erreur.

Qui plus est, les défendeurs n’ont pas démontré avoir subi un préjudice réel découlant de cette omission. La Cour supérieure rejette l’argument des défendeurs selon lequel la préinscription offre une protection équivalente à la saisie avant jugement, soulignant que, contrairement à la saisie qui place les immeubles entre les mains de la justice, la préinscription ne bloque pas leur aliénation ni ne garantit leur conservation dans le même état pendant l’instance, d’autant plus qu’ils ont été grevés d’une hypothèque par les défendeurs à l’insu des demanderesses. À ce sujet, la Cour d’appel précise, dans son jugement sur la requête pour permission d’appeler, qu’il y aurait tout au plus une redondance des remèdes, mais pas une contradiction.

Finalement, compte tenu des allégations de fraude, de liens avec le crime organisé et de l’absence d’actifs entre les mains des défendeurs, la Cour supérieure conclut que la saisie avant jugement était nécessaire pour protéger la créance des demanderesses, en sus de la publication de l’avis de préinscription, et que l’omission de divulguer celui-ci ne justifie pas son annulation.

2. Une crainte objective voulant qu’une créance soit en péril basée sur la faible solvabilité des défendeurs est suffisante pour justifier une demande de saisie avant jugement

En l’espèce, les immeubles visés constituaient les seuls actifs de valeur des défendeurs, lesquels ne détenaient aucun bien personnel notable, à l’exception d’un bail automobile. La Cour supérieure note également que deux des défendeurs présentent une solvabilité douteuse, l’un étant visé par des poursuites civiles totalisant plus de 100 M$, et l’autre étant impliqué dans 26 litiges. Ces faits permettent de conclure qu’il existait, au moment de la saisie, une crainte objective voulant que la créance des demanderesses soit en péril. Elle rejette ainsi le deuxième moyen avancé par les défendeurs.

CONCLUSION

La décision de la Cour supérieure, avalisée par la Cour d’appel, rappelle deux principes fondamentaux en matière de saisie avant jugement. Premièrement, le défaut de divulgation d’un fait pertinent lors d’une procédure ex parte ne mène pas automatiquement à l’annulation d’une saisie avant jugement. Le tribunal doit apprécier les circonstances de l’omission, son caractère volontaire ou non, et l’existence d’un préjudice causé à la partie visée par l’ordonnance. Deuxièmement, une crainte objective qu’une créance soit en péril fondée sur des allégations suffisantes d’agissements frauduleux, la faible solvabilité de la partie visée et son absence d’actifs suffisants, permet de justifier une saisie avant jugement.

Par ailleurs, ces jugements confirment que les protections offertes par un avis de préinscription ne suffisent pas toujours à écarter le risque de dissipation des actifs par un défendeur. La saisie avant jugement peut alors s’avérer appropriée, en sus d’un avis de préinscription, pour préserver les droits d’une partie, sans que ces remèdes entrent en contradiction.

Les auteurs tiennent à remercier Mariya Teodosieva, étudiante en droit, pour sa précieuse contribution à cet article.