Litige : peut-on retenir les services de l’expert de la partie adverse?

Le présent article constitue une version modifiée d’un commentaire initialement paru aux Éditions Yvon Blais en septembre 2018 (EYB2018REP2538).

L’expert occupe un rôle primordial dans le processus contradictoire des débats judiciaires. Il doit éclairer le tribunal dans sa prise de décision et cela doit primer les intérêts des parties1. Dans la décision Office municipal d’habitation Kativik c. WSP Canada Inc.2, la Cour conclut que rien n’empêche une partie de mandater, à ses frais, l’expert de la partie adverse pour qu’il nuance son rapport. 

I – Les faits

Cette décision s’inscrit dans le cadre d’un recours entrepris par l’Office municipal d’habitation Kativik et la Société d’habitation du Québec (ci-après les « demanderesses ») contre différents intervenants d’un chantier de construction (ci-après les « défendeurs »).

Dans le cadre de cette action, les demanderesses sollicitent une ordonnance afin d’obliger les défendeurs à divulguer les mandats confiés à leurs experts. Elles souhaitent également que ces derniers distinguent, dans leurs rapports, les coûts attribuables aux travaux correctifs des malfaçons et déficiences de ceux liés aux dommages conséquentiels découlant de celles-ci.

II – La décision

La juge Lise Bergeron, j.c.s., devait déterminer s’il y avait lieu de modifier les mandats des experts des défendeurs. Elle conclut qu’il n’y a pas lieu de faire droit à une telle demande.

Elle rappelle d’abord que l’expert est au service du tribunal et qu’il « n’appartient pas » aux parties. Partant de ce principe, elle considère que l’expert n’a pas à s’engager envers une partie au détriment d’une autre. Un expert pourra être consulté par chacune des parties et lui donner son opinion en toute impartialité.

Cependant, il n’appartient pas aux défendeurs en l’espèce de modifier les mandats qu’ils ont confiés à leurs experts à leurs frais. Partant, la partie qui désire obtenir un éclairage sur des questions additionnelles pourra mandater à ses frais ces mêmes experts tout en assumant les coûts liés à ces démarches.

III – Le commentaire des auteurs

La décision est intéressante en ce qu’elle reconnaît la prérogative d’une partie de retenir les services de l’expert de la partie adverse dans le cadre d’un même litige. Cette situation – qui peut paraître surprenante – est conforme à la jurisprudence développée au cours des dernières années.

A. La mission de l’expert : éclairer le tribunal

La Cour suprême énonçait en 2015 les trois concepts à la base de l’obligation de l’expert, à savoir l’impartialité, l’indépendance et l’absence de parti pris3. Le nouveau C.p.c. précise que la mission première de l’expert est de donner un avis au tribunal en exposant notamment sa méthode d’analyse4. Cette mission prime les intérêts des parties.

Si la codification de ce principe est relativement récente, le devoir d’indépendance de l’expert ne date pas d’hier. Déjà en 1990, la Cour d’appel reconnaissait qu’un expert dont les services avaient été retenus par une partie peut être consulté et assigné par la partie adverse afin de donner son opinion sur les faits du dossier5.

B. La disqualification de l’expert

Une partie ne peut priver la partie adverse de l’éclairage d’un expert pour le seul motif qu’il a été consulté par elle6. Si tel était le cas, il serait possible pour un justiciable de consulter tous les experts d’un domaine précis afin de les empêcher d’agir pour d’autres.

Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que les décisions ayant fait droit à une demande de disqualification au motif de conflit d’intérêts soient peu nombreuses7. Toutefois, il ne faut pas confondre la qualité de l’expert et la valeur probante de son témoignage8. L’analyse de la jurisprudence nous enseigne qu’il est plus aisé de discréditer un expert que d’obtenir sa disqualification.

C. L’acceptation ou le refus du mandat confié à l’expert

L’expert peut toujours refuser un mandat qu’on souhaite lui confier et on ne peut le contraindre à rendre un rapport puisqu’il s’agit d’un travail personnel et intellectuel9.

S’il accepte d’agir, une zone de confidentialité s’établira entre lui et la partie qui retient ses services. Sauf exception, cette protection s’étendra aux projets de rapports, aux notes et dossiers relatifs à toute consultation entre un avocat et un expert10.

La situation sera plus délicate si l’expert agit pour deux parties au litige ayant des intérêts opposés. Ce double rôle oblige l’expert à trier les informations qui sont publiques et celles qui sont confidentielles11 afin de n’utiliser que celles qui sont à la connaissance de la partie pour laquelle il s’apprête à agir. Cette exigence peut complexifier grandement le travail de l’expert, qui devra juger du caractère confidentiel des informations qu’il détient.

Conclusion

La Cour supérieure rappelle que l’expert n’appartient à personne. Cette décision est conforme à la jurisprudence et reflète l’importance du rôle de l’expert consacré par le législateur aux articles 231 à 245 C.p.c.

La possibilité de retenir les services de l’expert de la partie adverse sans qu’il s’agisse pour autant d’une expertise commune nous apparaît comporter de multiples difficultés pratiques. Afin de préserver son indépendance, l’expert doit user de sa discrétion en refusant d’agir pour plus d’une partie lorsqu’il flaire une situation de conflit d’intérêts potentiel.


1 Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01 (ci-après le « C.p.c. ») : « 22. L’expert dont les services ont été retenus par l’une des parties ou qui leur est commun ou qui est commis par le tribunal a pour mission, qu’il agisse dans une affaire contentieuse ou non contentieuse, d’éclairer le tribunal dans sa prise de décision. Cette mission prime les intérêts des parties. L’expert doit accomplir sa mission avec objectivité, impartialité et rigueur. » (Notre soulignement)
2 2018 QCCS 2360.
3 White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, par. 32.
4 QUÉBEC (PROVINCE). MINISTÈRE DE LA JUSTICE, Commentaires de la ministre de la Justice : Code de procédure civile chapitre C-25.01, Québec, SOQUIJ, Wilson & Lafleur, 2016, p. 19 et s., art. 22.
5 Watson c. Sutton, 1990 CanLII 3408 (QC C.A.), par. 17-18.
6 Idem.
7 Uni-Communications Inc. c. Dessureault, 2004 CanLII 32973 (QC C.S.), par. 22.
8 Entreprises Mière inc. c. Moreault, 2007 QCCS 1121, par. 33-34.
9 Jasmine LAROCHE, « Commentaire sur la décision Centre hospitalier de l’Université de Montréal c. Heinmüller – Impossibilité de forcer un expert à rendre un rapport », dans Repères, mai 2018, La référence, Éditions Yvon Blais, Montréal, EYB2018REP2460.
10 Watson c. Sutton, 1990 CanLII 3408 (QC C.A.).
11 Québec (Procureur général) c. Marleau, 1995 CanLII 5123 (QC C.A.).

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