L’implication du public dans l’exécution des injonctions : John Doe et Jane Doe, attention!

L’article a été mis à jour le 6 juillet 2017.

Confrontés à la nature intrinsèquement transfrontalière et intangible du cyberespace, les tribunaux peinent à imposer des sanctions aux individus qui commettent des abus à l’aide d’Internet. De fait, les ordonnances cherchant à limiter les illégalités commises sur le Web demeurent souvent inapplicables, faute de pouvoir s’appliquer contre les principaux protagonistes, qui se trouvent parfois dans une autre juridiction.  

Le cyberespace doit-il demeurer une zone d’impunité pour autant?  

La Cour suprême du Canada a récemment rendu une décision susceptible de poser les balises de principe répondant à cette problématique. De fait, dans Google Inc. c. Equustek Solutions Inc.1, le plus haut tribunal du pays confirme une ordonnance sommant Google de retirer des sites Internet de son moteur de recherche partout dans le monde. Le présent article se concentre sur l’impact que pourrait avoir cette décision sur l’opposabilité des ordonnances injonctives envers les tiers, notamment dans les cas d’abus commis sur le Web. Selon la décision qu’a rendue la Cour suprême, les divers intervenants dans l’écosystème du Web pourraient désormais  se trouver indirectement responsables d’implémenter ou de faire respecter une ordonnance d’injonction contre un défendeur, lorsque celui-ci refuse de s’y conformer.  

I. L’affaire Google

Equustek Solutions Inc., une entreprise de la Colombie-Britannique spécialisée dans la conception et la fabrication de matériel d’interface réseau, a fait affaire avec Datalink Technologies Gateway Inc. pour que celle-ci distribue les produits d’Equustek grâce à son site Internet. Il est allégué qu’au fil du temps, grâce aux secrets commerciaux acquis dans le cadre de sa relation avec Equustek, Datalink aurait commencé à contrefaire les produits d’Equustek et à les vendre sous un autre nom. En 2011, Equustek obtient donc des ordonnances injonctives obligeant Datalink à cesser de vendre et de contrefaire ses produits.

Le problème? Datalink aurait déménagé à l’extérieur du Canada et, sous le couvert du cyberespace, aurait continué à vendre des produits contrefaits. En somme, Equustek plaide que les ordonnances canadiennes obtenues contre Datalink seraient, à toutes fins pratiques, inapplicables et inutiles.  

Déterminée à éradiquer les pratiques de Datalink, jugées frauduleuses par Equustek, cette dernière se tourna vers… Google. Le moteur de recherche le plus populaire de la planète était bien évidemment utilisé par les consommateurs pour trouver les sites Internet de Datalink. Equustek s’adressa donc à la Cour supérieure de la Colombie-Britannique afin d’obtenir une injonction obligeant Google à retirer les sites de Datalink de ses résultats de recherche, et ce, non seulement sur le site Google canadien (google.ca), mais sur tous les sites Google (c.-à-d. google.fr, google.co.uk, etc.).

Tant la Cour supérieure2 que la Cour d’appel3 de la Colombie-Britannique ont octroyé cette injonction à portée extraterritoriale, ne conférant ainsi à Google nul autre qu’un rôle de police du Web devant pallier les illégalités de Datalink4 en retirant de la liste de ses résultats les renvois aux sites de Datalink, et ce, sur tous les sites Google à travers le monde.

Entendu au fond le 6 décembre dernier, l’appel de Google est finalement rejeté par la Cour suprême du Canada dans sa décision et incidemment, l’argument selon lequel les tiers à une instance ne peuvent faire l’objet d’une injonction interlocutoire. Selon la Cour, ce raisonnement est contraire à la jurisprudence : « Non seulement une ordonnance d’injonction peut être ordonnée contre une personne qui n’est pas partie au procès sous-jacent; les contours du test ne sont pas modifiés ». Le tribunal rejette, de surcroît, le deuxième argument de Google selon lequel une injonction à l’échelle mondiale violerait la courtoisie internationale. Selon l’opinion de la majorité, une ordonnance limitée au Canada seul (soit au site google.ca), telle que suggérée par Google, ne pourrait prévenir le préjudice irréparable. Enfin, la Cour reconnaît le droit de Google de faire la preuve que le respect d’une telle injonction exigerait qu’elle viole les lois d’une autre juridiction, y compris la législation protégeant la liberté d’expression. Google demeure alors libre de demander aux tribunaux de la Colombie-Britannique de modifier l’ordonnance interlocutoire en conséquence. À ce jour, aucune demande de cette nature n’a été formulée par Google.

II. L’incidence de cette affaire

Il est clairement établi en droit canadien qu’un tiers, non-partie à une instance, mais qui contrevient sciemment à une injonction, se rend coupable d’outrage au tribunal. De plus, il a été déterminé que les tribunaux peuvent rendre des ordonnances contre des tiers impliqués malgré eux et sans faute de leur part, telles des ordonnances de type Norwich ou Mareva. C’est entre autres en se basant sur ce raisonnement que le juge Fenlon, en première instance, a déterminé que le tribunal avait compétence pour émettre une injonction envers Google, raisonnement qui fut repris par les instances supérieures.

La particularité de l’ordonnance d’injonction contre Google, un tiers à part entière dans le litige entre Equustek et Datalink, vient du fait que Google n’avait sciemment commis aucune faute et n’affichait les sites de Datalink dans ses listes de résultats que dans le cours normal de ses affaires.

De plus, le parallèle avec les ordonnances de type Norwich ou Mareva peut sembler imparfait, puisque ces ordonnances, qui enjoignent à des tiers de communiquer de l’information ou de geler les actifs d’une personne, sont pour le moins circonscrites et limitées dans le temps. Or, dans l’affaire Google, les tribunaux ont ordonné à cette dernière d’assumer un rôle de modérateur des excès de Datalink, sans que cette injonction puisse être limitée dans le temps.

Par ailleurs, dans l’affaire Google, la Cour supérieure, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ainsi que la Cour suprême du Canada se sont basées sur la décision MacMillan5, dans laquelle la Cour suprême du Canada, confrontée à des actes de désobéissance civile à l’encontre d’une entreprise d’exploitation forestière, a confirmé la validité d’une injonction adressée à des membres du public inconnus, soit « John Doe, Jane Doe et autres personnes inconnues ».

Or, la question se pose : est-ce dire que dans un cas comme celui de l’affaire Google, les John Doe et Jane Doe pourraient se voir imposer un rôle beaucoup plus grand, soit celui de prendre des actions positives afin d’assurer le respect et même l’exécution indirecte d’une ordonnance contre une partie désobéissante?

* * *

En extrapolant quelque peu ce raisonnement, nous y voyons une dichotomie entre la volonté d’offrir un remède aux lacunes d’application et d’exécution d’injonctions prononcées dans une juridiction donnée, pour des personnes ou entreprises utilisant Internet pour rejoindre leur public cible et, en contrepartie, tel que clairement exprimé par les deux juges dissidents de la Cour suprême, ce qui pourrait s’avérer être une imposition fort onéreuse à certains participants actifs dans l’écosystème du Web. De fait, les moteurs de recherche en ligne, les fournisseurs de service Internet, les publicitaires et même les consommateurs pourraient se voir imposer le rôle du modérateur, une sorte de police ad hoc du Net, qui serait indirectement chargée de faire respecter une ordonnance.

La décision Google confirme que, face aux difficultés pratiques d’exécuter les ordonnances octroyées dans une juridiction précise, contre tout individu ou société opérant internationalement, par le biais d’Internet, il pourrait désormais appartenir – aux tiers intervenants qui se targuent de rendre le contenu Web accessible à tous – de régulariser l’écosystème du cyberespace.


1 Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., et al., 2016 CanLII 7602 (SCC).
2 Equustek Solutions Inc. c. Jack, 2014 BCSC 1063.
3 Equustek Solutions Inc. c. Google Inc., 2015 BCCA 265.
4 Mémoire de l’intimée Google, paragr. 55.
5 MacMillan Bloedel Ltd. c. Simpson, [1996] 2 RCS 1048.

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