Y a-t-il des limites à la liberté d’expression d’un professionnel dans sa vie personnelle?

L’article a été mis à jour le 1er septembre 2021.

Les professionnels ont des obligations déontologiques et doivent les respecter dans toutes les sphères de leur vie, et ce, même dans le cadre de leur vie privée. S’ils bénéficient comme tous les justiciables de la protection des droits et libertés constitutionnels, ces droits et libertés ne sont toutefois pas absolus et sont balisés par les obligations déontologiques du professionnel.

Dans l’affaire Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Pilon1, l’intimé a été reconnu coupable d’infractions déontologiques, nonobstant son droit à la liberté d’expression garanti par la Charte, pour avoir publié des vidéos à caractère complotiste sur les médias sociaux alors qu’il était membre de l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec.

Les faits

L’intimé Daniel Pilon (« l’Intimé » ou « M. Pilon »), alors qu’il était comptable professionnel agréé, détient une page Facebook dont l’adresse URL est danielpiloncmacpa. Cette page Facebook se nomme Daniel Pilon, CPA, chroniqueur financier et est ensuite modifiée pour devenir Daniel Pilon, BAA, chroniqueur financier.

Par l’entremise de cette page Facebook, l’Intimé a publié différentes vidéos à caractère conspirationniste dans lesquelles il mentionne notamment que la Chine a créé le coronavirus alors qu’elle détenait déjà le vaccin, ou encore que cette crise de la COVID-19 rapporterait beaucoup d’argent aux banques et que ces dernières seraient manipulées par des gens très riches. Il rapporte également, dans ces capsules vidéos, que Bill Gates a investi dans le vaccin contre la COVID-19 et que des « compagnies pharmaceutiques qui développent des vaccins pourraient être tentées de créer des maladies pour ensuite vendre des vaccins aux gouvernements de divers pays ». Il qualifie également M. Gates, Dr Fauci (directeur de la santé publique aux États-Unis) et M. Tedros Adhanom (directeur général de l’Organisation mondiale de la santé) de bandits.

Dans le cadre de ces publications Facebook, M. Pilon se présente parfois comme comptable ou CPA alors que d’autres fois, il se présente comme libre-penseur ou chroniqueur financier. À quelques reprises, il indique qu’il démissionnera du tableau de l’Ordre des comptables professionnels agréés alors qu’en réalité, il ne remettra sa démission que subséquemment.

Dans les capsules, il évoque des propos à l’égard de la syndique adjointe de l’Ordre mentionnant notamment « que le problème avec les syndics c’est que personne les checkent eux-autres et ils ont des power trip », « que la Syndique adjointe ne l’aime pas et que ça paraît dans le ton de sa lettre et qu’elle veut sa peau » ou « qu’il n’a pas besoin d’un Ordre pour l’écœurer ». Il tient aussi des paroles intimidantes à l’égard de la demanderesse d’enquête qui s’est adressée au syndic de l’Ordre des CPA par le biais des diffusions sur Facebook.

Les vidéos publiées par l’Intimé sur sa page Facebook sont visionnées des dizaines, voire des centaines de milliers de fois, et sa page ne compte pas moins de 27 000 abonnés.

La plainte

La syndique adjointe dépose une plainte disciplinaire contre M. Pilon comportant 3 chefs d’infraction.

Par le premier chef d’infraction (le « Chef #1 »), elle lui reproche « d’avoir omis d’agir avec dignité et d’éviter toute méthode et attitude susceptible de nuire à la bonne réputation de la profession en tenant des propos qui manquent de rigueur, de modération, d’objectivité et de professionnalisme, à l’occasion de publications ou diffusions sur diverses plates-formes numériques dont sur sa page Facebook “Daniel Pilon CPA, chroniqueur libre-penseur” », contrairement à l’article 5 du Code de déontologie des comptables professionnels agréés2 (le « Code de déontologie ») et à l’article 59.2 du Code des professions3 (le « Code »). Le Chef #1 comporte 12 paragraphes.

Le deuxième chef d’infraction (le « Chef #2 ») reproche à l’Intimé d’avoir intimidé ou tenté d’intimider la demanderesse d’enquête dans le cadre desdites vidéos publiées sur Facebook, le tout en contravention de l’article 60.1 du Code de déontologie et aux articles 59.2 et 122 du Code.

Finalement, le troisième chef de la plainte (le « Chef #3 ») en est un d’entrave au travail de la syndique adjointe de l’Ordre, contrairement aux articles 60 du Code de déontologie et aux articles 114 et 122 du Code.

La décision4

L’Intimé enregistre un plaidoyer de culpabilité au Chef #1a) de la plainte ainsi qu’au Chef #3c) de la plainte, mais il plaide non coupable à tous les autres paragraphes des chefs de la plainte disciplinaire.

Dans la décision, le Conseil de discipline (le « Conseil ») rappelle que les lois d’organisation des ordres professionnels sont des lois d’ordre public qui doivent s’interpréter en faisant primer les intérêts du public sur les intérêts privés5. Il rappelle que la responsabilité disciplinaire repose sur les actes que le professionnel commet dans l’exercice de sa profession ou qui peuvent être perçus à ce titre par le public. Pour qu’il y ait commission d’une faute déontologique, celle-ci doit être liée à l’exercice de la profession6. Toutefois, une faute peut être commise dans la sphère de la vie privée d’un professionnel et être suffisamment liée à l’exercice de la profession pour constituer un manquement disciplinaire portant atteinte à la dignité de la profession.

Le Chef #1

Sous le Chef #1, la plaignante soutient que l’Intimé entretient la confusion auprès du public quant à son titre de comptable professionnel agréé et qu’il fait des affirmations non vérifiées. De son côté, l’Intimé soutient qu’il s’agit de son droit à la liberté d’expression de s’exprimer en tant que blogueur; un droit constitutionnel garanti par la Charte canadienne7.

Pour déterminer si les commentaires de l’Intimé sur sa page Facebook portent atteinte à la dignité de la profession et à sa réputation, le Conseil procède à la mise en balance des objectifs législatifs et réglementaires de l’Ordre et de la liberté d’expression dont jouit l’Intimé8.

En se basant sur l’arrêt Doré c. Barreau du Québec9, le Conseil mentionne qu’un comptable professionnel agréé peut exprimer librement ses opinions, mais qu’il doit le faire dans le respect de ses normes professionnelles et déontologiques, soit avec modération et dignité.

Dans cet arrêt, la Cour suprême s’exprimait comme suit à l’égard de la mise en balance des obligations déontologiques face à la liberté d’expression :

[63] Toutefois, lorsqu’il s’agit [de] déterminer quand un comportement passe les bornes de la civilité, il faut tenir compte du droit à la liberté d’expression garanti par la Charte et, plus particulièrement, des avantages que procure à l’ensemble de la population l’exercice par les avocats du droit de s’exprimer au sujet du système de justice en général et au sujet des juges en particulier (MacKenzie, p. 26‑1; R. c. Kopyto (1987), 1987 CanLII 176 (ON CA), 62 O.R. (2d) 449 (C.A.); et Procureur général c. Times Neswpapers Ltd., [1974] A.C. 273)).[…]

[65] Il peut découler du respect qui est dû à ce droit à la liberté d’expression que des organismes disciplinaires tolèrent certaines critiques acérées. Comme la Cour d’appel de l’Ontario l’a signalé dans le contexte différent de l’arrêt R. c. Kopyto, le fait qu’un avocat critique un juge, un acteur indépendant et nommé à titre inamovible du système de justice, pourrait hausser, et non abaisser, le seuil au‑delà duquel il convient de limiter l’exercice par un avocat du droit à la liberté d’expression que lui garantit la Charte. Cela étant dit, il ne faut surtout pas voir là d’argument pour un droit illimité des avocats de faire fi de la civilité que la société est en droit d’attendre d’eux.

[66] Autrement dit, les valeurs mises en balance sont, d’une part, l’importance fondamentale d’une critique ouverte et même vigoureuse de nos institutions publiques et, d’autre part, la nécessité d’assurer la civilité dans l’exercice de la profession juridique. Les organes disciplinaires doivent donc démontrer qu’ils ont dûment tenu compte de l’importance des droits d’expression en cause, tant dans la perspective du droit d’expression individuel des avocats que dans celle de l’intérêt public à l’ouverture des débats. Comme pour toutes les décisions disciplinaires, cette mise en balance dépend des faits et suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. 

Or, en l’espèce, comme l’adresse URL de la page Facebook de l’Intimé est danielpiloncmacpa et que celui-ci se présente souvent comme étant CPA, le Conseil conclut que le lien avec l’exercice de la profession existe.

Dans un second temps, le Conseil analyse donc les propos véhiculés par M. Pilon afférents à la COVID-19 à la lumière des attentes raisonnables du public face à la profession de comptable professionnel agréé. Pour déterminer si ceux-ci constituent des actes dérogatoires à l’honneur et la dignité de la profession, le Conseil analyse les éléments suivants :

  • Si les propos de l’intimé ont été formulés de bonne foi ou sont fondés sur des motifs raisonnables.
  • S’ils sont parmi les commentaires auxquels le public en général est en droit de s’attendre d’un CPA.
  • S’ils sont susceptibles de faire perdre la confiance du public dans la profession.
  • La manière selon laquelle ils ont été formulés et leur fréquence.
  • La réaction du public, s’il en est.10

À la lumière des critères ci-dessus mentionnés, le Conseil considère que les propos diffusés par l’Intimé ne reposent pas sur des motifs raisonnables et le déclare coupable. Il mentionne que ces propos sont choquants et scandaleux et qu’ils ne présentent aucun fondement scientifique, en plus de reposer sur des suppositions et des spéculations montées par des liens que tente d’établir l’intimé. La liberté d’expression ne peut empêcher un conseil de discipline de déclarer un professionnel coupable d’une infraction disciplinaire lorsque le lien avec l’exercice de la profession est démontré.

Le Chef #2

Sous ce chef d’infraction, le Conseil acquitte l’Intimé d’avoir intimidé ou tenté d’intimider la demanderesse d’enquête, faute de preuve à l’effet que cette dernière s’est sentie menacée, harcelée ou intimidée. Il le déclare cependant coupable sous les articles 59.2 et 122 du Code pour avoir exercé des représailles à l’encontre de celle-ci par le biais de propos dans ses images vidéos publiées sur Facebook11.

Le Chef #3

Le Conseil déclare l’Intimé coupable d’avoir intimidé la syndique adjointe en traitant d’une enquête disciplinaire confidentielle dans des publications Facebook et en répondant à l’une de ses lettres en mettant en copie les dirigeants de l’Ordre.

Le 20 juillet 2021, à la suite du jugement sur la culpabilité, le Conseil rendait une décision sur sanction12 imposant à l’ex-professionnel une radiation permanente et une amende de 10 000 $ sur le Chef #1 une radiation de 3 mois sur le Chef #2 et une radiation aussi de trois mois à purger de façon concurrente sur le Chef #3. Le Conseil, dans cette décision, a tenu à réaffirmer que les propos dérogatoires à l’honneur et à la dignité de la profession de l’ex-professionnel jettent du discrédit sur l’ensemble de la profession en heurtant la valeur de professionnalisme que le système professionnel a mis de l’avant. De l’avis du Conseil, les impacts sont d’autant plus graves lorsque les propos sont publiés sur les réseaux sociaux, puisqu’ils bénéficient ainsi d’une très grande exposition et, dès leur publication d’une perte de contrôle en ce qui concerne leur partage.

La conclusion

Ainsi, même si la liberté d’expression est un droit constitutionnel, elle n’est pas pour autant un droit absolu. Cette liberté peut être encadrée pour protéger d’autres valeurs, comme la civilité des discussions, la courtoisie professionnelle, la dignité de la profession et la confiance du public. Les tribunaux analyseront les propos d’un professionnel au cas par cas, à la lumière des valeurs qui sont au cœur d’une société démocratique et des valeurs de la profession. Bien souvent, les codes de déontologie prévoient spécifiquement qu’un professionnel doit agir avec modération, civilité et dignité. Ainsi, s’il agit comme blogueur, le professionnel doit faire preuve de modération dans ses propos afin d’éviter de porter atteinte à la dignité de la profession ou de l’ordre auquel il appartient. Il peut certes partager ses opinions, mais celles-ci doivent être empreintes de modération, être basées sur des éléments raisonnables, et ne pas porter atteinte à la confiance du public à l’égard de cette profession.  

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1 2020 QCCDCPA 40.
2 RLRQ, c. C-48.1, r. 6.
3 RLRQ, c. C-26.
4 Il s’agit de la décision sur culpabilité. Une audition doit être tenue pour la détermination de la sanction.
5 Paragr. 252 de la décision.
6 Paragr. 255 de la décision.
7 Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11, art. 2b).
8 Paragr. 262 de la décision.
9 2012 CSC 12.
10 Paragr. 275 de la décision.
11 Comme les condamnations multiples sont interdites, le Conseil ordonne une suspension conditionnelle des procédures sous l’article 59.2 du Code.
12 Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Pilon, 2021 QCCDCPA 22.