Vie privée des enseignants : une décision d’intérêt de la Cour suprême du Canada est attendue

Le 21 juin 2022, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu une décision1 concernant l’étendue de l’attente raisonnable en matière de vie privée des employés en milieu de travail. La Cour d’appel a notamment décidé que la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives prévue à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») s’appliquait aux employés d’une institution scolaire publique. La Cour d’appel a également déterminé que les employés pouvaient avoir une attente raisonnable en matière de vie privée dans le cadre d’une communication, et ce, même si celle-ci ne contient pas d’informations d’ordre personnel ou intime les concernant directement, mais concerne plutôt leur opinion d’autres personnes.

En mars dernier, la Cour suprême du Canada a accueilli la demande d’autorisation d’appel de cette décision2. Le jugement à venir aura certainement une incidence sur le cadre d’action des employeurs souhaitant, dans le cadre d’une enquête en milieu de travail, accéder à des communications de leurs employés.

 

Les faits

Sur recommandation de leur syndicat, deux enseignantes d’une école publique de l’Ontario ont décidé de documenter sur un fichier informatisé leurs observations et préoccupations liées à des problématiques au travail. Essentiellement, selon elles, un autre enseignant nuisait au bon fonctionnement de leur groupe et recevait un traitement préférentiel de la part du directeur de l’école. Il faut noter que les enseignantes avaient pris certaines mesures pour protéger la confidentialité de ce fichier, notamment en le protégeant avec un mot de passe et en le stockant dans l’infonuagique (cloud). Le directeur avait été mis au courant par des membres du personnel de l’existence de ce fichier et du climat de travail toxique que cela créait.

Quelque temps plus tard, le directeur a trouvé par hasard le fichier, lequel était ouvert sur l’ordinateur d’une de ces enseignantes. À ce moment-là, le directeur se trouvait dans une salle de classe et s’est aperçu que l’ordinateur de l’enseignante était toujours allumé malgré la fin des classes et le départ de celle-ci. Le directeur a alors lu et photographié le contenu de ce fichier. Avisé de la situation par le directeur, le Conseil scolaire de district de la région de York (le « Conseil ») a donné instruction de confisquer et de fouiller les ordinateurs des deux enseignantes.

À la suite de cette recherche, le Conseil a discipliné les deux enseignantes et a inscrit des réprimandes à leur dossier respectif pour une période de trois ans. Pour le Conseil, elles avaient commis une faute en se servant des ordinateurs fournis par l’école pour tenir un fichier avec plus d’une centaine d’entrées à propos du directeur et d’un autre enseignant, et ce, durant les heures de travail.

Le syndicat a déposé un grief au nom des deux enseignants pour contester ces réprimandes et réclamer des dommages-intérêts, alléguant que leur droit à la vie privée avait été violé.  

 

L’historique procédural

L’arbitre chargée d’entendre le grief a conclu que les actions de l’employeur n’avaient pas violé l’attente raisonnable en matière de vie privée des enseignantes. Selon elle, les enseignantes avaient une attente raisonnable en matière de vie privée réduite à l’égard de l’information accessible à partir des ordinateurs appartenant à l’école et destinés à une utilisation professionnelle. Dans son évaluation de la conduite du directeur ayant lu et photographié le fichier, l’arbitre a pris en compte la nature des informations consignées sur le fichier. Plus particulièrement, elle a souligné le fait que le fichier ne contenait pas d’informations d’ordre personnel ou intimes concernant directement les employées visées. Selon l’arbitre, la décision du Conseil qui s’est ensuivie de fouiller les ordinateurs était raisonnable, puisque le fichier aurait pu, dans les faits, être conservé sur l’espace de stockage de l’école. 

En révision judiciaire, la majorité des juges de la Cour divisionnaire a confirmé les conclusions de l’arbitre, précisant que la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives prévue à l’article 8 de la Charte ne s’appliquait pas aux employés en contexte de travail.

 

La décision de la Cour d’appel

Dans une décision unanime, la Cour d’appel a accueilli l’appel et annulé la décision de l’arbitre. La Cour a déterminé, entre autres, que :

  • La protection de l’article 8 de la Charte n’est pas limitée au contexte criminel. Elle s’applique aux actions des institutions publiques telles que les conseils scolaires, qui sont reconnues par la jurisprudence comme des branches du gouvernement.
  • Le fait qu’une communication d’ordre privé contienne des renseignements biographiques d’ordre personnel n’est pas un prérequis en soi pour que la communication soit protégée par le droit à la vie privée. Ainsi, les employés peuvent avoir une attente raisonnable en matière de vie privée sur une communication qui ne contient pas par ailleurs de détails personnels ou intimes les concernant directement.
  • L’attente en matière de vie privée des enseignantes vis-à-vis du fichier était objectivement raisonnable. Conformément aux enseignements de l’arrêt Cole3, cette attente ne pouvait être réduite du fait que les enseignantes ont utilisé l’ordinateur appartenant à l’école pour accéder au fichier ou encore qu’elles ont été négligentes en oubliant d’éteindre leur ordinateur.
  • Bien que la Loi sur l’éducation4 (l’équivalent de la Loi sur l’instruction publique5 au Québec) confère au directeur certains pouvoirs pour procéder à des fouilles, cela vise davantage à assurer la sécurité des élèves. Dans les circonstances, bien que le directeur avait des préoccupations relatives à la gestion du climat de travail, il n’avait pas de raison légitime, telle qu’une situation dangereuse nécessitant une intervention urgente, de lire le fichier ni d’en prendre des photos et de les transmettre au Conseil.

 

Que doivent retenir les employeurs?

L’étendue de l’attente raisonnable en matière de vie privée des employés en contexte de travail dépend des circonstances particulières de chaque cas et s’évalue selon un critère d’abord subjectif, et ensuite objectif. Afin de réduire cette attente raisonnable, un employeur pourra adopter des politiques spécifiques ou établir des pratiques en lien avec l’utilisation du matériel, de l’internet ou des outils technologiques par les employés. Ceci étant dit, dans le cadre d’une enquête en milieu de travail, tout employeur désirant vérifier le contenu de certaines communications doit toujours mettre dans la balance l’objectif poursuivi et les droits des employés en matière de vie privée.

La Cour suprême se penchera sur ces questions prochainement, et les employeurs au Québec auront avantage à s’intéresser à ses conclusions en la matière. Nous suivrons avec intérêt cette décision. N’hésitez pas à communiquer avec un membre de notre équipe pour toute question en lien avec l’application de ces enjeux.

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1  Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario c. Conseil scolaire de district de la région de York, 2022 ONCA 476.
2  Conseil scolaire de district de la région de York c. Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario, 2023 CanLII 19753 (CSC).
3  R. c. Cole, [2012] 3 RCS 34.
4  Loi sur l’éducation, L.R.O. 1990, chap. E.2.
5  Loi sur l’instruction publique, chapitre I-13.3.

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