Cet article a d’abord paru dans le numéro d’avril 2024 du Journal des Parcs industriels de la Corporation des parcs industriels du Québec.
Le 25 mai 2023, Mme Geneviève Guilbault, ministre des Transports et de la Mobilité durable du Québec, a déposé le projet de Loi 22, Loi concernant l’expropriation, qui a été adopté et est entré en vigueur le 29 décembre 2023 (la « Nouvelle Loi »). Celui-ci remplace dans son intégralité la Loi sur l’expropriation (RLRQ, c. E-24) (l’« Ancienne Loi »).
Les pouvoirs du Tribunal administratif du Québec dans la détermination de l’indemnité
Jusqu’à présent, les principes devant guider la détermination des indemnités payables en cas d’expropriation étaient prévus à l’article 952 du Code civil du Québec (RLRQ, c. CCQ-1991) et aux articles 58 et suivants de l’Ancienne Loi sur l’expropriation. La législation auparavant en vigueur prévoyait que la contrepartie versée à un propriétaire exproprié devait être juste en considérant la valeur du bien exproprié et le préjudice directement causé par l’expropriation. Le Tribunal administratif du Québec (le « TAQ ») disposait d’une grande latitude afin de déterminer ce qui représentait une indemnité juste pour un propriétaire exproprié en se fondant sur son appréciation des faits et des circonstances présentés.
La Nouvelle Loi établit un nouveau cadre juridique qui régit de manière plutôt stricte les principes qui devront être appliqués par le TAQ en matière de détermination et de calcul de l’indemnité d’expropriation. L’article 75 de la Nouvelle Loi prévoit six approches d’indemnisation devant être utilisées dans le cadre de l’établissement de cette indemnité, alors que les articles 76 à 81 de la Nouvelle Loi prévoient la manière et les circonstances particulières dans lesquelles chacune de ces approches d’indemnisation doit être utilisée et appliquée par le TAQ. Suivant l’adoption de la Nouvelle Loi, il y a lieu de constater que la flexibilité du TAQ dans le processus de détermination de l’indemnité et ses pouvoirs d’appréciation se voient grandement restreints par rapport à ce qui était prévu dans l’Ancienne Loi.
Les composantes de l’indemnité définitive et l’utilisation de la valeur marchande
Une fois l’approche d’indemnisation applicable identifiée par le TAQ, la Nouvelle Loi prévoit les différentes composantes de l’indemnité définitive à être versée à un propriétaire exproprié. L’article 82 de la Nouvelle Loi prévoit que l’indemnité définitive sera composée de i) l’indemnité immobilière, ii) l’indemnité en réparation des préjudices, iii) l’indemnité pour perte de valeur de convenance, et iv) l’indemnité pour les troubles, les ennuis et les inconvénients.
Par ailleurs, dans la Nouvelle Loi, le législateur retient le concept de la « valeur marchande », notamment aux articles 84 et 85 de la Nouvelle Loi, qui se lit comme suit :
85. La valeur marchande d’un droit correspond à la somme de la valeur de ce droit établie conformément à l’article 86 et du surplus de valeur qu’apportent à ce droit les améliorations au terrain et les aménagements paysagers présents à la date de l’expropriation, mais non considérés dans l’établissement de la valeur de ce droit.
Or, en vertu de l’Ancienne Loi, la jurisprudence reconnaissait l’utilisation de la « valeur à l’exproprié » comme principe devant guider le calcul du montant d’indemnisation :
Montréal (Ville) c. Benjamin, 2004 CanLII 44591 (QC CA), par. 79 :
« [79] En matière d’expropriation, il a toujours été reconnu qu’on devait évaluer l’immeuble sous l’angle le plus avantageux pour l’exproprié. Ce principe de la “valeur à l’exproprié” a été appliqué constamment depuis près d’un siècle […].1 »
La « valeur à l’exproprié » diffère de la « valeur marchande » de l’immeuble en ce qu’elle tient compte du potentiel de développement futur du bien exproprié. Les tribunaux avaient déjà reconnu et appliqué ce principe :
« En cherchant la “valeur à l’exproprié”, le juge a considéré la valeur potentielle future du terrain exproprié. La valeur potentielle future n’est qu’une application de la recherche du meilleur usage. La Cour peut dans de tels cas prendre en considération un usage qui n’existe pas à la date de l’expropriation, mais qui aurait représenté pour l’exproprié un potentiel futur d’accroissement de la valeur de l’immeuble et qu’il perd, de par la dépossession. La jurisprudence a confirmé à plusieurs occasions l’application de ce principe. Comme dans le cas qui nous occupe, les tribunaux ont souvent dû écarter le zonage en vigueur à la date de l’évaluation pour fixer la véritable valeur à l’exproprié.2 »
En revanche, l’utilisation de la valeur marchande sous la Nouvelle Loi prend en compte la réalité immédiate du marché immobilier, évaluant le bien en fonction de critères tels que la demande, l’offre et les conditions du marché à un moment précis. Cela peut avoir des conséquences importantes sur le montant final de l’indemnité, qui reflète ainsi la valeur de la propriété au moment exact de l’expropriation. Toutefois, dans le cadre d’une expropriation, le propriétaire concerné n’a pas choisi de vendre, mais s’est plutôt vu contraint de céder sa propriété, alors qu’il aurait potentiellement préféré attendre une situation du marché différente.
Conclusion
En conclusion, la Nouvelle Loi représente une refonte majeure du processus d’expropriation au Québec, apportant des changements significatifs aux droits des propriétaires et aux pouvoirs des autorités publiques. L’instauration de nouvelles approches d’indemnisation dans la Nouvelle Loi témoigne d’une volonté claire du législateur de passer d’un cadre législatif souple, qui permettait au TAQ de prendre en considération les particularités de chaque situation, à un cadre législatif plus strict qui dicte la façon de procéder.
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1 Montréal (Ville) c. Benjamin, 2004 CanLII 44591 (QC CA), paragr. 79.
2 Saint-Eustache (Ville) c. Lorrain, 1996 CanLII 6311 (QC CA), p. 7.