Le présent article constitue une version modifiée d’un commentaire initialement paru aux Éditions Yvon Blais en juillet 2020 (EYB2020BRH2319).
Les justiciables qui saisissent les tribunaux voient leur identité et, parfois même, certains aspects de leur vie privée, dévoilés au grand jour. Il demeure que certaines circonstances commandent de faire exception au principe de la publicité des débats, comme le confirme la Cour d’appel dans la décision S. c. Lamontagne1.
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Dans cette affaire, l’appelant a saisi – sous le couvert de l’anonymat – la Cour supérieure d’une demande en injonction permanente et en dommages-intérêts en raison du harcèlement incessant dont il se disait victime de la part de l’intimé.
Les parties ont entretenu une relation pendant plusieurs mois. Après que l’appelant y eut mis un terme, l’intimé aurait transmis à la famille et aux amis de l’appelant des liens vers des sites Internet sur lesquels celui-ci s’expose sans toutefois montrer son visage. Ce dernier se dit extrêmement embarrassé depuis ce jour.
Cinq mois après l’introduction de son recours, l’appelant sollicite la permission de la Cour supérieure afin de poursuivre les procédures de façon anonyme. Il cherche à obtenir une ordonnance de non-publication quant à son identité et celle de sa famille. Dans le cadre de sa procédure, l’appelant admet avoir un intérêt pour le fétichisme et s’exposer sur des sites Internet en publiant des photos et vidéos avec nudité. Toutefois, il invoque le désir que son orientation et ses pratiques sexuelles – qui sont au cœur du litige – demeurent confidentielles.
Le juge de première instance considère que l’appelant n’a pas satisfait son fardeau de preuve et rejette sa demande2.
Or, la Cour d’appel est d’avis que le juge de première instance a commis certaines erreurs manifestes et déterminantes. D’une part, le juge a omis de considérer les risques eu égard à la confiance des justiciables envers le système de justice. Celle-ci se verrait inévitablement ébranlée si l’un d’entre eux devait renoncer à ses droits fondamentaux afin d’éviter les conséquences occasionnées par la divulgation de son identité.
D’autre part, la Cour est d’avis que les effets bénéfiques de l’ordonnance demandée par l’appelant sont supérieurs aux effets préjudiciables susceptibles d’en découler, puisque les procédures judiciaires et les auditions resteront accessibles au public et aux médias. L’ordonnance d’anonymat constitue ainsi la mesure la moins attentatoire au principe de la publicité des débats.
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Commentaire : Pour qu’il soit permis à une personne de se présenter sous un pseudonyme ou par ses initiales, il faut que la publication de son identité lui cause un préjudice qui dépasse la sphère purement personnelle3. L’ordonnance doit servir un intérêt plus large que les tribunaux ont qualifié d’« intérêt public à la confidentialité »4.
La décision à l’étude illustre bien ce genre de situation exceptionnelle où le préjudice va bien au-delà de la simple position inconfortable. En l’espèce, l’exercice d’un recours par l’appelant le placerait dans une situation intenable, n’eût été l’ordonnance d’anonymat : celle de devoir lui-même divulguer les informations qu’il reproche à l’intimé d’avoir diffusées en violation de sa vie privée.
Les ordonnances de non-divulgation sont habituellement émises dans un contexte où les faits révélés appartiennent à la sphère privée et sont susceptibles d’entraîner une certaine forme de stigmatisation, de discrimination ou d’ostracisme. Ainsi, les tribunaux ont considéré par le passé que les valeurs sociales avaient préséance sur le caractère public des procédures judiciaires dans les cas d’aide médicale à mourir5. De même, la déconsidération des proches a été jugée comme étant susceptible de causer un tort facilement évitable à une partie dont la condition médicale était mal perçue dans sa communauté6.
La décision S. c. Lamontagne nous rappelle que ce n’est pas parce qu’une personne diffuse volontairement de l’information personnelle – voire intime – sur Internet qu’elle renonce à toute forme de vie privée. Lorsqu’ils sont saisis de la question de restreindre le principe de la publicité des débats judiciaires, les tribunaux doivent distinguer ce qui relève des sphères publiques et privées. Cet exercice délicat dépend des circonstances propres à chaque situation. Il y a fort à parier que la jurisprudence à venir nous permettra d’établir avec plus de précision les balises à respecter en pareille matière.
1 2020 QCCA 663, EYB 2020-353724.
2 S. c. Lamontagne, 2018 QCCS 3168.
3 Léo DUCHARME, L’administration de la preuve, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, par. 138.
4 E.R. c. Robinson, 2018 QCCS 103, par. 22.
5 16 A.A. (Re), 2016 BCSC 511; A.B. v. Canada (Attorney General), 2016 ONSC 1571; HS (Re), 2016 ABQB 121.
6 Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (M.D.) c. 124670 Canada ltée (Clinique de médecine industrielle et préventive du Québec), 2018 QCTDP 27. Le demandeur avait notamment déclaré qu’il se désisterait de son recours si son nom devait être rendu public.