Les gouvernements autochtones sont-ils assujettis à la Charte canadienne des droits et libertés?

23 juillet 2024

Dans l’arrêt Dickson c. Vuntut Gwitchin First Nation, 2024 CSC 10 (l’arrêt « Dickson »), la Cour suprême du Canada (« Cour suprême ») aborde des questions complexes quant à la coexistence des droits collectifs autochtones avec les droits individuels garantis par la Charte canadienne des droits et libertés1 (la « Charte »). La Cour suprême indique ainsi se pencher sur des questions inédites concernant l’application de la Charte à une communauté autochtone autonome, soit :

  1. Déterminer si une Première Nation est un « gouvernement » au sens du paragraphe 32(1) de la Charte, ou si elle exerce une activité gouvernementale, de sorte que la Charte s’appliquerait à la législation adoptée et mise en œuvre par la Première Nation, assujettissant l’éligibilité à des élections à la résidence dans la communauté;
  2. Dans l’affirmative, déterminer si l’obligation de résidence porte atteinte de manière injustifiable au paragraphe 15(1) de la Charte; et
  3. Subsidiairement, si la Première Nation peut invoquer l’article 25 de la Charte pour protéger l’obligation de résidence contre une contestation fondée sur la Charte.

La Cour suprême du Yukon et la Cour d’appel du Yukon ont toutes deux jugé que la Charte s’applique et que l’article 25 de la Charte protège l’obligation de résidence contestée par Mme Dickson.

Contexte

L’appelante Cindy Dickson (« Mme Dickson ») est membre de la Vuntut Gwitchin First Nation (la « Première Nation »), dont le siège gouvernemental se trouve dans le village d’Old Crow, au Yukon. La Première Nation est une communauté autochtone autonome dont la constitution prévoit qu’un membre de la communauté n’est éligible à siéger comme élu que s’il réside sur le territoire de la communauté à Old Crow ou qu’il y déménage dans les 14 jours suivant son élection.

Mme Dickson réside à Whitehorse, soit à 800 km du village d’Old Crow. Souhaitant se porter candidate au poste de conseillère de la Première Nation, elle plaide que l’obligation de résidence porte atteinte de manière injustifiable à son droit à l’égalité garanti par le paragraphe 15(1) de la Charte ou, subsidiairement, à la garantie d’égalité prévue à la constitution de la Première Nation. Elle affirme qu’elle ne peut déménager à Old Crow, notamment en raison des soins médicaux que son fils doit recevoir et qui n’y sont pas offerts.

Pour sa part, la Première Nation fait valoir que la Charte ne s’applique pas à l’obligation de résidence prévue dans sa constitution ou, si elle s’applique, que l’article 25 de la Charte agit comme « bouclier » pour empêcher l’application de la Charte dans cette affaire.

La décision

La Cour suprême conclut que la Charte s’applique à la Première Nation et à ses membres, et que la Première Nation constitue un gouvernement par nature, et que l’édiction et l’application des règles d’éligibilité électorale (dont l’obligation de résidence) constituent une activité gouvernementale précise au sens du paragraphe 32(1) de la Charte.

En outre, la Cour suprême est d’avis que l’obligation de résidence enfreint à première vue le droit à l’égalité de Mme Dickson qui lui est garanti en vertu du paragraphe15(1) de la Charte.

Cependant, la majorité est également d’avis que l’obligation de résidence, comme prévu à la constitution de la Première Nation, représente l’exercice d’un « droit ou liberté » des peuples autochtones du Canada au sens de l’art. 25 de la Charte, en ce que cette obligation protège la spécificité autochtone.2 Par conséquent, même s’il peut y avoir une atteinte au droit à l’égalité de Mme Dickson, l’obligation de résidence, qui constitue l’exercice par la Première Nation d’un « autre » droit visé à l’art. 25 de la Charte, a préséance sur les droits individuels de Mme Dickson, même si elle est elle-même Autochtone.

La Cour suprême explique qu’« en assurant la protection des intérêts autochtones collectifs en tant que bienfait social et constitutionnel à l’avantage de l’ensemble des Canadiens, l’art. 25 agit comme contrepoids. Interprété correctement, cet article permet l’affirmation des droits individuels garantis par la Charte, sauf lorsqu’ils entrent en conflit avec des droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — qui, il a été démontré, protègent la spécificité autochtone.

i) L’application de la Charte à un gouvernement autochtone autonome et à l’obligation de résidence qu’il impose 

Dans son analyse, la Cour suprême passe en revue le contexte historique et politique à l’origine de l’autonomie gouvernementale autochtone au Canada. Elle souligne que, même si le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale autochtone constitue un droit ancestral protégé par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et qui n’a pas encore été reconnu par la Cour suprême, « un tel droit est maintenant affirmé sur le plan international par l’article 4 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones4 ».5 Dans le cadre de cette revue, la Cour suprême se penche également sur le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones qui a conclu, en 1996, « que la Charte s’appliquait, mais que, conformément à l’art. 25, “une certaine souplesse doit présider à son interprétation pour tenir compte des philosophies, des traditions et des pratiques culturelles propres aux peuples autochtones”6 ».

Au motif de sa décision, quant à l’application de la Charte à la Première Nation en tant que gouvernement par nature, la Cour suprême mentionne que les points de vue qui lui ont été présentés à cet égard furent multiples, incluant notamment celui voulant que la Charte ne puisse s’appliquer « à l’exercice d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale que si le peuple autochtone concerné y donne expressément son assentiment.7 »

En appliquant le cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge, la Cour suprême est d’avis que la Première Nation ne constitue pas un gouvernement selon le critère relatif au « contrôle », car elle agit de manière autonome en vertu de l’Entente sur l’autonomie gouvernementale8 qui la gouverne, du gouvernement fédéral et de celui du Yukon, qui n’exercent pas sur elle un contrôle substantiel.9 La Cour suprême conclut toutefois que la Charte s’applique à l’obligation de résidence imposée par la Première Nation en vertu de sa constitution, en ce qu’elle constitue un « gouvernement par nature » présentant les quatre caractéristiques établies dans l’arrêt Godbout permettant de conclure à l’exécution de fonctions gouvernementales, soit (1) être doté d’un conseil d’élus, (2) jouir d’un pouvoir général de taxation, (3) jouir d’un pouvoir d’établir des règles de droit contraignantes, et (4) tirer son existence et son pouvoir de légiférer du gouvernement fédéral ou provincial.10 Il est intéressant de noter qu’à l’égard de cette dernière caractéristique, la Cour suprême prend soin de préciser que « les Vuntut Gwitchin se gouvernent eux-mêmes depuis des temps immémoriaux, et [que] la [Première Nation] a le pouvoir de légiférer en vertu de son droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, [bien qu’] elle se voit également reconnaître le statut d’entité juridique en vertu de la loi fédérale de mise en œuvre.11 » La Cour suprême précise en outre ce qui suit :

[c]ontrairement aux municipalités, qui n’ont pas de statut constitutionnel indépendant, qui sont entièrement des créations de la loi et qui exercent seulement les pouvoirs qui leur sont conférés par la loi, les peuples autochtones sont expressément reconnus par la Loi constitutionnelle de 1867 (paragr. 91(24)), la Charte (art. 25) et la Loi constitutionnelle de 1982 (art. 35 et paragr. 35,1). Les peuples autochtones existaient avant la venue des colons européens et la fondation du Canada en tant que pays; leur existence en tant que peuples autonomes se gouvernant eux-mêmes ne dépend pas de la législation fédérale, provinciale ou territoriale.12

La Cour suprême poursuit son analyse de l’application de la Charte relativement à l’obligation de résidence imposée par la Première Nation à la lumière du second volet de l’arrêt Eldridge, et conclut que la Charte s’y applique, car l’édiction et l’application de cette obligation constituent une « activité gouvernementale » en vertu d’un pouvoir légal de contrainte.13

La Cour suprême souligne, au terme de son analyse, s’abstenir « expressément de tout commentaire sur la question de savoir si la Charte s’appliquerait à l’exercice par un gouvernement autochtone d’un pouvoir inhérent d’autonomie gouvernementale non rattaché à une loi fédérale, provinciale ou territoriale.14 »

ii)  L’application de l’article 25 de la Charte

À la lumière de la prudence qui s’impose eu égard aux modestes indications qu’offre la jurisprudence sur l’application et les effets de l’article 25 de la Charte, la Cour suprême souligne l’importance de décrire avec précision la question sur laquelle elle se penche, soit de : « décider comment l’art. 25 s’applique à l’obligation de résidence qui est prévue par la constitution d’une première nation autonome et que conteste l’une de ses membres en vertu du paragr. 15(1) de la Charte.15 »

La Cour suprême rappelle, en ce sens, que l’art. 25 vise à protéger les droits et libertés qui protègent la spécificité autochtone, mais que cette protection n’est pas absolue. La priorité conférée aux droits collectifs autochtones ne s’applique que lorsqu’ils entrent en conflit avec un droit individuel garanti par la Charte. En outre, cette primauté ne s’appliquera pas lors d’un conflit avec la garantie d’égalité dont bénéficient les personnes des deux sexes en vertu de l’article 28 de la Charte et le paragraphe 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982.16

L’élaboration par la Cour suprême du cadre d’analyse permettant d’appliquer l’article 25 aux circonstances de l’affaire Dickson impose, en premier lieu, l’examen par la Cour suprême de l’article 25 à la lumière de son objet, puis l’analyse des « autres » droits et libertés collectifs visés à l’article 25 et leur rapport avec la spécificité autochtone.

Plusieurs constats d’intérêt découlent de cette analyse de la Cour suprême, notamment les suivants :

l’objet de l’art. 25 de la Charte est de veiller à ce que les droits et libertés désignés des peuples autochtones soient protégés lorsque le fait de donner effet à des droits et libertés individuels opposés et garantis par la Charte diminuerait la spécificité autochtone. Cet objet s’harmonise avec les objectifs généraux de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, en plus d’être en phase avec le cadre retenu par [la] Cour [suprême] pour concilier la souveraineté de la Couronne avec la réalité que les peuples autochtones vivaient ici, dans des sociétés distinctes dotées de lois, traditions et coutumes, bien avant le contact avec les Européens.17

La Cour suprême souligne que cette protection s’accorde en outre, avec la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones18.

La Cour suprême juge que « la spécificité autochtone est un critère approprié pour circonscrire les “autres” droits ou libertés visés à l’article 2519 » et explique que «  [l]orsqu’il n’est pas démontré que la spécificité autochtone sous-tend l’intérêt collectif invoqué en opposition au droit individuel garanti par la Charte, la justification ultime de la mise à l’écart du droit individuel s’écroule.20 » Par ailleurs, la protection accordée par l’article 25 aux « autres » droits et libertés collectifs, ne s’applique pas qu’à des droits inscrits dans la Constitution, mais peut s’étendre à des droits prévus par des lois ordinaires21, sous réserve de restrictions substantielles applicables qui demeurent à être définies22.

Quant à la portée protectrice et interprétative de l’article 25, la Cour suprême indique que la protection de l’article 25 ne s’appliquera qu’en cas de conflit réel et irréconciliable entre le droit garanti par la Charte qui est revendiqué et celui visé par l’article 25. La Cour suprême rappelle qu’il faut toutefois s’éloigner d’une conception absolutiste de l’article 25 afin de promouvoir une coexistence harmonieuse entre les droits collectifs et individuels.23

En ce qui a trait au cadre d’analyse applicable en présence d’un demandeur autochtone, la Cour suprême écarte l’idée de créer une analyse distincte pour les revendications dites internes, soit celles survenant au sein d’une même d’une communauté autochtone24, mais invite à la prudence en présence d’une telle situation.25

La Cour suprême établit ainsi que le cadre d’analyse pour l’application de l’article 25 consiste à déterminer en premier lieu si le demandeur invoquant la Charte a démontré que la conduite contestée viole à première vue un droit individuel garanti par la Charte. Dans l’affirmative, la partie invoquant l’article 25 doit convaincre le tribunal que la conduite contestée est un droit, ou l’exercice d’un droit, protégé par l’article 25, puis démontrer l’existence d’un conflit irréconciliable entre le droit garanti par la Charte et le droit ancestral, issu de traités ou autres, ou l’exercice de ce droit. Enfin, le tribunal doit se demander s’il existe quelque limite applicable à l’intérêt collectif invoqué.26 La Cour suprême précise que lorsqu’une partie invoque un « autre » droit ou liberté protégé par l’article 25, cette partie doit établir l’existence de ce droit, et démontrer que ce droit ou son exercice protège des intérêts associés à la spécificité autochtone.27

À la lumière de ce cadre d’analyse, la Cour suprême a conclu que le l’obligation de résidence imposée par la Première Nation constitue une violation à première vue28 du droit garanti à Mme Dickson par le paragraphe 15(1) de la Charte, soit « l’existence d’une distinction basée sur le motif analogue que constitue le statut de non-résident dans une communauté autochtone autonome29 ». La Cour suprême est d’avis que l’obligation de résidence constitue l’exercice par la Première Nation d’un « autre » droit visé à l’article 25 de la Charte, « à savoir celui d’énoncer des critères de participation au corps dirigeant — un droit qui protège la spécificité autochtone30 » et qui présente une dimension constitutionnelle importante31. La Cour suprême est aussi d’avis que la Première Nation a démontré que l’exercice de ces deux droits entraînait un conflit irréconciliable en ce que « donner effet au droit garanti par la Charte à Mme Dickson représenterait “un véritable risque pour la vitalité durable de la spécificité autochtone”32 » portant ainsi atteinte au droit particulier de la Première Nation visé à l’article 25. Enfin, la Cour suprême statue voulant qu’aucune limitation pertinente ne puisse écarter l’application de l’article 25 qui agit en tant que bouclier protecteur contre la revendication de Mme Dickson dans la présente affaire.


1 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (Royaume-Uni), 1985, c. 11.
2 Jugement, survol : « à savoir les intérêts liés à la différence culturelle autochtone, à l’occupation antérieure des Autochtones, à la souveraineté autochtone antérieure ou encore à la participation des Autochtones au processus de négociation de traités. »
3 Id., paragr. 5.
4 Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Doc. N.U. A/RES/61/295, 2 octobre 2007.
5 Jugement, paragr. 47.
6 Id., paragr. 51.
7 Id., paragr. 74.
8 Loi sur l’autonomie gouvernementale des Premières Nations du Yukon, art. 2, « accord ».
9 Jugement, paragr. 76.
10 Id., paragr. 77.
11 Id., paragr. 82.
12 Id., paragr. 88.
13 Id., paragr. 94 et 101.
14 Id., paragr. 101.
15 Id., paragr. 106.
16 Id., paragr. 110.
17 Id., paragr. 117.
18 Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones; entre autres, l’art. 34.
19 Jugement, paragr. 138.
20 Id., paragr. 138.
21 Id., paragr. 149.
22 Id., paragr. 151.
23 Id., paragr. 159.
24 Id., paragr. 166.
25 Id., paragr. 172.
26 Id., paragr. 178-183.
27 Id., paragr. 209.
28 Id., paragr. 188-190.
29 Id., paragr. 221.
30 Id., paragr. 185, 210-217.
31 Id., paragr. 218.
32 Id., paragr. 226.