Le 21 juin dernier, la Cour suprême du Canada a rendu une décision d’importance en matière de protection de la vie privée des enseignantes et enseignants dans leur milieu de travail. Dans l’arrêt Conseil scolaire de district de la région de York c. Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario, la Cour suprême confirme que le personnel enseignant de conseils scolaires publics de l’Ontario bénéficie de la protection prévue à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne ») contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives[1].
Cet arrêt de la Cour suprême est d’intérêt pour l’ensemble des employeurs, puisqu’il porte plus largement sur des questions relatives à l’attente raisonnable en matière de vie privée des employés au travail.
RAPPEL DES FAITS
Sur recommandation de leur syndicat, deux enseignantes d’une école publique de l’Ontario ont consigné par écrit leurs constatations concernant des problèmes au sein de leur groupe d’enseignants. Elles ont utilisé un journal électronique privé accessible via leur compte Gmail personnel pour documenter leurs notes. Après que le directeur de l’école a été informé de l’existence de ce journal par certains membres du personnel, il a entrepris une recherche du document dans le système informatique de l’école, mais aucun journal n’a été trouvé.
Au cours de l’année scolaire, en entrant dans la classe de l’une des enseignantes pour y remettre du matériel, le directeur a remarqué que l’ordinateur portable de cette dernière était allumé. Il a touché le tapis de souris et l’écran a affiché le journal en question. Le directeur a alors pris des photos de certains passages du document.
Les ordinateurs des deux enseignantes ont ensuite été saisis et le journal a été transféré au Conseil scolaire pour enquête. Les enseignantes ont ensuite été réprimandées par le Conseil pour avoir enfreint les normes d’exercice de leur profession. À la suite de ces événements, le syndicat a déposé un grief contestant les réprimandes inscrites au dossier des enseignantes par le Conseil scolaire, alléguant une violation du droit au respect de la vie privée au travail.
décision de la Cour suprême
Dans une décision unanime, la Cour suprême juge que les enseignantes et enseignants des conseils scolaires publics de l’Ontario travaillant sous l’égide de la Loi sur l’éducation bénéficient de la protection en matière de vie privée prévue à l’article 8 de la Charte canadienne.
Cette conclusion découle de l’application du cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Eldridge. Ainsi, la Cour suprême confirme que les conseils scolaires publics de l’Ontario sont des entités gouvernementales assujetties à la Charte canadienne, l’enseignement public étant « une mission gouvernementale de par sa nature même[2] ».
Or, la Cour suprême ne se prononce pas à savoir si l’article 8 de la Charte canadienne, ou, plus généralement, le droit à la vie privée, a été violé dans le cas des deux enseignantes. Le seul fait que l’arbitre n’a pas pris en compte la protection de l’article 8 dans son analyse est suffisant pour annuler sa décision. Il n’y a par ailleurs pas lieu de retourner la question pour réexamen par l’arbitre, considérant que les réprimandes ont été retirées du dossier des enseignantes quelques années après le dépôt du grief, conformément à une disposition de la convention collective.
La Cour suprême émet par ailleurs certains commentaires s’appliquant plus largement aux enjeux de protection du droit à la vie privée des employés, ainsi que des commentaires relatifs aux fouilles en milieu de travail lorsque l’article 8 de la Charte canadienne est applicable :
- Pour déterminer s’il y a lieu de reconnaître une atteinte au droit à la protection de la vie privée des employés, le tribunal ou l’arbitre doit d’abord apprécier s’il existe une attente raisonnable de l’enseignant en matière de vie privée, et ensuite, évaluer si la fouille, la perquisition ou la saisie est abusive.
- Cette attente raisonnable en matière de vie privée en milieu de travail n’est toutefois pas absolue; elle s’analyse à la lumière de l’ensemble des circonstances. Ainsi, il est essentiel de tenir compte du contexte dans sa globalité pour reconnaître l’existence d’un tel droit. À cet égard, la Cour suprême réfère à l’arrêt Cole, où elle avait déterminé que la politique mise en place par un employeur lui permettant de récolter les données sur les ordinateurs de travail de ses employés diminuait leur attente raisonnable en matière de vie privée (sans pour autant l’éliminer complètement). En revanche, le fait de permettre aux employés d’utiliser leurs ordinateurs professionnels à des fins personnelles favoriserait la reconnaissance de cette attente.
- L’analyse quant au droit à la vie privée en contexte de relations de travail se distingue de celle en matière criminelle. En effet, pour déterminer si la fouille, la perquisition ou la saisie en milieu de travail est abusive, l’arbitre doit s’appuyer sur les relations en milieu de travail « à la lumière de la convention collective[3]», ainsi que sur la jurisprudence arbitrale existante concernant la mise en balance des intérêts entre le droit de direction de l’employeur et celui de l’employé en matière de vie privée.
Ce Que doivent retenir les employeurs
Ce dernier arrêt de la Cour suprême s’inscrit dans la lignée des arrêts Cole et Morelli, établissant les balises qui encadrent l’exercice du droit de direction des employeurs en lien avec la protection du droit à la vie privée des employés.
Les commentaires de la Cour suprême rappellent l’intérêt pour les employeurs de mettre en place un encadrement clair quant à l’utilisation des outils électroniques de travail par leurs employés, particulièrement dans un contexte où le télétravail est devenu omniprésent dans plusieurs secteurs.
Pour ce faire, les employeurs devraient prévoir des dispositions spécifiques dans la convention collective (en milieu syndiqué) ou dans les contrats de travail de leurs employés, ainsi que réviser les politiques et processus en vigueur au sein de leur entreprise. L’attente raisonnable en matière de vie privée des employés sera ainsi mieux délimitée, et les employeurs se donneront par ce fait davantage de latitude afin d’agir selon leurs intérêts légitimes, tels que la gestion de la performance ou l’enquête d’un incident survenu en milieu de travail.
La communication de ce cadre aux employés est par ailleurs un élément clé en lien avec son application. Dans ce contexte, il serait approprié de donner des séances de formation aux gestionnaires et aux employés sur les enjeux concernant l’attente raisonnable en matière de vie privée en milieu de travail. Notamment, les employeurs font fréquemment face à des enjeux liés à l’utilisation des médias sociaux ou de la messagerie instantanée par les employés, ou encore à des cas de harcèlement ou de discrimination pouvant requérir l’accès à certaines de leurs communications afin d’étudier la situation.
En somme, un employeur doit savoir que sa latitude pour agir en lien avec un incident ou une situation problématique dépendra du cadre qu’il aura préalablement établi en lien avec le droit à la vie privée de ses employés.
Les auteurs tiennent à remercier Gabrielle Poulin, étudiante en droit, pour sa précieuse contribution à cet article.
[1] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11.
[2] Conseil scolaire de district de la région de York c. Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario, 2024 CSC 22, par. 81.
[3] Conseil scolaire de district de la région de York c. Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario, 2024 CSC 22, par. 105.