L’hypertrucage (deepfake, en anglais), qui peut être défini comme étant une manipulation faite à l’aide de l’intelligence artificielle (l’« IA ») avancée, permet d’altérer numériquement des images, des voix, des vidéos ou du texte, voire les générer entièrement, pour créer des représentations ou des sons très réalistes concernant des événements fictifs1. Certains des outils les plus utilisés d’hypertrucage permettent déjà de remplacer des visages, de faire du doublage ou de cloner des voix pour imiter de vraies personnes, généralement à leur insu ou sans leur consentement2. Les conséquences de l’hypertrucage peuvent donc être graves, allant, entre autres, de l’exploitation pornographique non consensuelle3 à la fraude financière4 et à la manipulation politique5.
L’hypertrucage peut également poser des risques psychologiques, réputationnels et économiques sérieux. En outre, la facilité de sa production et les difficultés à tenir responsables ses auteurs constituent une incitation à la propagation du phénomène. Par conséquent, plusieurs implorent les gouvernements de mettre en place des législations appropriées pour protéger les citoyens et les entreprises de ce fléau.
Après leur survol de la réglementation actuelle de l’IA au Canada et au Québec ainsi que dans l’Union européenne, aux États-Unis et en Chine, dans le présent article, les auteures soulignent certaines protections législatives qui existent ou sont envisagées en matière d’hypertrucage.
Le droit applicable et actuellement en vigueur au Québec et au Canada
Au Canada et au Québec, bien qu’il n’existe pas encore de législation réglementant spécifiquement l’hypertrucage, plusieurs dispositions légales peuvent être utilisées pour protéger les victimes. À titre d’exemple, dans le Code civil du Québec6, les articles 3 et 35 garantissent le droit à l’intégrité de la personne et au respect de la vie privée, tandis que l’alinéa 5 de l’article 36 vient préciser que le fait d’utiliser le nom, l’image et la ressemblance ou la voix d’une personne à toutes autres fins que l’information du public est considéré comme étant une atteinte à la vie privée. Les victimes peuvent également faire appel au recours en responsabilité civile de l’article 1457 du Code civil du Québec pour les préjudices causés par l’hypertrucage.
De même, le Code criminel7 canadien contient plusieurs dispositions pouvant être invoquées en cas d’hypertrucage non autorisé. Par exemple, les dispositions sur la fabrication de faux, la fraude, la diffamation, l’usurpation d’identité, le harcèlement criminel et les menaces peuvent s’appliquer en fonction de la nature de l’infraction8. Toutefois, certains ont suggéré qu’il serait peut-être utile que le législateur adopte un amendement au Code criminel afin de préciser que ses dispositions s’appliquent dans des situations d’hypertrucage9.
Des exemples où de telles précisions ont été faites se trouvent notamment dans les lois de certaines provinces canadiennes visant à protéger et à indemniser les personnes dont les images intimes ont été distribuées de façon non consensuelle10. En effet, certaines d’entre elles traitent spécifiquement des images modifiées, telles que les lois de la Saskatchewan et de la Colombie-Britannique qui précisent qu’elles concernent les enregistrements visuels d’une personne, que cette personne soit ou non identifiable, ou que l’image ait ou non été modifiée de quelque manière que ce soit et réalisée par quelque moyen que ce soit11.
En outre, les lois sur la protection des renseignements personnels peuvent jouer un rôle dans la protection des individus contre les abus de l’hypertrucage. Si les vidéos hypertruquées exposent des renseignements personnels ou des détails intimes d’une personne sans son consentement, par exemple, cela peut constituer une violation de la vie privée et, dans certains cas, être sanctionné en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé12. De plus, en cas de violation du droit d’auteur, on pourrait aussi invoquer la Loi sur le droit d’auteur13.
De nouvelles protections législatives à être adoptées au Canada
L’adoption de nouvelles protections législatives en matière d’hypertrucage est envisagée au Canada puisque le gouvernement canadien travaille présentement sur l’élaboration de nouveaux projets de loi qui pourront régir spécifiquement certaines situations d’hypertrucage ou leurs conséquences.
Parmi ceux-ci, le projet de loi C-2714, plus spécifiquement sa portion concernant la Loi sur l’intelligence artificielle et les données (« LIAD »), rend coupable d’une infraction, par le biais de l’article 39, toute personne qui rend disponible un système d’IA qui pourrait vraisemblablement causer un préjudice physique ou psychologique sérieux à un individu ou un dommage considérable à ses biens ou avec l’intention de frauder le public et de causer une perte économique considérable à un individu. Nous vous invitons d’ailleurs à lire notre précédent article15 pour en savoir plus au sujet de ce projet de loi.
De plus, le gouvernement du Canada a présenté le 26 février 2024 la Loi sur les préjudices en ligne, soit le projet de loi C-6316, visant à établir de nouvelles règles pour assurer la sécurité des Canadiens et des Canadiennes en ligne et tenir les plateformes en ligne responsables du contenu qu’elles hébergent. Ce projet de loi cible, entre autres, la protection des enfants contre plusieurs formes de contenus préjudiciables en ligne, dont la victimisation sexuelle et le contenu intime communiqué de façon non consensuelle. Il considère comme un « contenu intime communiqué de façon non consensuelle » tout enregistrement visuel, qu’il s’agisse d’une photographie, d’un film, d’une vidéo ou autre « qui présente faussement et de manière raisonnablement convaincante une personne comme figurant nue, exposant ses organes sexuels ou sa région anale ou se livrant à une activité sexuelle explicite, notamment tout hypertrucage qui présente une telle personne, s’il est raisonnable de soupçonner que la personne ne consent pas à la communication de l’enregistrement. »17. [Soulignement ajouté]
Plusieurs s’entendent toutefois pour réclamer des dispositions législatives spécifiques entourant l’hypertrucage sous toutes ses formes et les sanctions pouvant découler d’un usage illégal de celui-ci, notamment afin que le contenu généré par l’IA soit facilement identifiable par tous18.
Au-delà du Canada, des nouvelles protections législatives aux quatre coins du monde19
Bien que la liste ci-dessous ne soit pas exhaustive, nous pouvons constater que certaines juridictions ailleurs dans le monde ont déjà commencé à légiférer spécifiquement sur l’hypertrucage.
Par exemple, la Chine a été parmi les premiers pays à mettre en place des règles mondiales pour encadrer l’hypertrucage avec les Provisions on the Administration of Deep Synthesis of Internet-based Information Services, qui sont entrées en vigueur le 10 janvier 202320. Elles imposent aux entreprises proposant des services d’hypertrucage en Chine d’obtenir l’identité réelle des utilisateurs de leurs services et d’apposer sur les hypertrucages une mention indiquant que le contenu a été créé par l’IA afin d’éviter toute confusion pour le public21.
L’Union européenne, avec son projet de loi sur l’intelligence artificielle22, le AI Act, cible elle aussi spécifiquement les cas d’hypertrucage par le biais de l’article 52(3) en imposant aux usagers des systèmes d’IA qui génèrent ou manipulent des images et du contenu audio ou vidéo une obligation de divulgation que le contenu a été artificiellement généré ou manipulé23.
Aux États-Unis, des membres du Congrès américain ont introduit, le 10 janvier 2024, un nouveau projet de loi intitulé No Artificial Intelligence Fake Replicas and Unauthorized Duplications Act of 2024 (le « No AI Fraud Act »)24 afin d’empêcher la création et l’utilisation non autorisées de contenu généré par l’IA et constituant une réplique de l’image, de la voix ou d’autres caractéristiques personnelles d’une personne sans son consentement. Le projet de loi prévoit notamment, à sa section 3, l’imposition d’amendes considérables à hauteur de 50 000 $ US pour les personnes ou entités qui effectuent une distribution, une transmission ou une mise à disposition non autorisée d’un service de clonage personnalisé, ce qui est défini comme un algorithme, un logiciel, un outil ou toute autre technologie dont l’objectif principal ou la fonction est de produire une ou plusieurs répliques vocales ou des représentations numériques de personnes spécifiques et identifiables, et d’un montant de 5 000 $ US pour les personnes ou entités qui effectuent une distribution, une transmission ou une mise à disposition non autorisée d’une réplique vocale ou d’une représentation numérique.
Dans la même lancée, des membres du Congrès américain ont introduit, le 30 janvier 2024, le projet de loi intitulé Disrupt Explicit Forged Images and Non-Consensual Edits Act of 202425 (le « DEFIANCE Act ») afin de permettre aux victimes de poursuivre civilement au niveau fédéral les personnes qui sont à l’origine de la prolifération d’images et de vidéos hypertruquées à caractère sexuel tout en bénéficiant de protections de confidentialité renforcées et d’une prolongation du délai de prescription à 10 ans26.
Conclusion
En somme, bien que le cadre législatif actuel au Québec et au Canada offre certaines protections contre l’hypertrucage, plusieurs sont d’avis que des efforts supplémentaires des gouvernements sont nécessaires pour garantir une protection adéquate des citoyens et des citoyennes dans un environnement numérique en constante évolution. En effet, il est impératif que les victimes d’hypertrucage, notamment lorsque cela implique du contenu pornographique, des fraudes financières ou de la manipulation politique, aient accès à des recours pour les faire éliminer sans délai, peu importe l’origine de l’auteur de l’hypertrucage.
Les auteures remercient chaleureusement Daïna Donchi Kana, étudiante en droit, pour sa collaboration.
1 Autorité des marchés financiers, « L’hypertrucage (deepfake) », en ligne.
2 Service canadien du renseignement de sécurité, « Répercussions des hypertrucages sur la sécurité nationale », gouvernement du Canada, 2023, en ligne.
3 Voir notamment : Jessica LE MASURIER, « “A global problem”: US teen fights deepfake porn targeting schoolgirls », France24, en ligne; Quentin LE VAN, « Les deepfakes pornographiques, une réalité quotidienne pour les Sud-Coréennes », Le Monde, 2024, en ligne; Brian CONTREPAS, «Tougher AI Policies Could Protect Taylor Swift – And Everyone Else – From Deepfakes», Scientific American, 2024, en ligne.
4 Pensons notamment aux cas de fraude au président ou de fraude aux grands-parents. Voir notamment : Fraudes financières | Le deepfake débarque au Québec | La Presse, en ligne; IA : une arnaque par deepfake a coûté 26 millions de dollars à une entreprise de Hong Kong (radiofrance.fr), en ligne; Charles-Éric BLAIS-POULIN, « Berné par la fausse voix de son fils », La Presse, 2024, en ligne.
5 Voir notamment : « Deepfake de Joe Biden : l’identité du commanditaire dévoilée », Le Monde, 2024, en ligne; « Élections. “Deepfake”, “cheapfake” : l’IA au service de la campagne présidentielle argentine », Courriel international, 2024, en ligne; Thibaut LE GAL, « Elections européennes 2024 : ‟Une menace réelle”… Faut-il craindre une campagne bouleversée par les deepfakes? », 20 minutes, 2024, en ligne.
6 Code civil du Québec, RLRQ c. CCQ-1991.
7 Code criminel, LRC 1985, c. C-46.
8 Voir notamment les articles 366 C.cr. sur la fabrication de faux, 380 C.cr. sur la fraude, 301 C.cr. sur la diffamation, 402.2 C.cr. sur le vol d’identité, 403 C.cr. sur la fraude à l’identité, 264 C.cr. sur le harcèlement criminel, 264.1 C.cr sur les menaces (voies de fait), 162.1 C.cr. sur la publication non consensuelle d’images intimes et 163.1 C.cr. sur la pornographie juvénile.
9 La Presse, « Projet de loi sur les méfaits en ligne : Les libéraux veulent inclure les hypertrucages sexuellement explicites », en ligne.
10 Intimate Images Protection Act [SBC 2023] c. 11 [loi en vigueur en Colombie-Britannique]; Protecting Victims of Non-consensual Distribution of Intimate Images Act, RSA 2017, ch. P-26.9 [loi en vigueur en Alberta]; The Privacy Act, RSS 1978, ch. P-24 [loi en vigueur en Saskatchewan]; Loi sur la protection des images intimes, LM 2015, c. 42 [loi en vigueur au Manitoba]; Intimate Images and Cyber-protection Act, SNS 2017, ch. 7 [loi en vigueur en Nouvelle-Écosse]; Intimate Images Protection Act, RSNL 2018, ch. I-22 [loi en vigueur à Terre-Neuve-et-Labrador].
11 The Privacy Act, RSS 1978, ch. P-24, art. 7.1.; Intimate Images Protection Act, [SBC 2023], c. 11, art. 1.
12 RLRQ c. P -39.1; Voir notamment les articles 3.3, 17 et 28.1. Rappelons toutefois que la LPRPSP ne s’applique pas à une personne physique qui utilise des renseignements personnels (à moins de conclure que cette personne physique exerce une entreprise au sens de l’article 1525 C.c.Q.
13 Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c. C -42; Voir notamment la définition de contrefaçon à l’article 2 ainsi que les articles 27 et 42.
14 Loi édictant la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs, la Loi sur le Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données et la Loi sur l’intelligence artificielle et les données et apportant des modifications corrélatives et connexes à d’autres lois, projet de loi C-27 (2e lecture et renvoi en comité – 24 avril 2023), 1ère sess., 44e légis. (Can), en ligne.
15 Danielle FERRON et Alexandra PROVOST, Encadrement légal de l’intelligence artificielle : où en sommes-nous au Canada et au Québec? — Langlois avocats, 10 novembre 2023, en ligne.
16 Loi édictant la Loi sur les préjudices en ligne, modifiant le Code criminel, la Loi canadienne sur les droits de la personne et la Loi concernant la déclaration obligatoire de la pornographie juvénile sur Internet par les personnes qui fournissent des services Internet et apportant des modifications corrélatives et connexes à d’autres lois, projet de loi C-63, (dépôt et première lecture – 26 février 2024, 1ère sess., 44e légis. (Can)., en ligne.
17 Article 2 de la Loi sur les préjudices en ligne.
18 La Presse, « L’urgence de réglementer l’IA a décuplé », 2024, en ligne; Siècle Digital, « L’urgence d’agir face à la prolifération des deepfakes », 2024, en ligne.
19 Danielle FERRON et Alexandra PROVOST, préc., note 8.
20 « Provisions on the Administration of Deep Synthesis of Internet-based Information Services », Cyberspace Administration of China, en ligne (seulement disponible en mandarin); Laney ZHANG, « China: Provisions on Deep Synthesis Technology Enter into Effect », Law Library of Congress, 2023, en ligne.
21 « La Chine serre la vis au “deepfake”, ces trucages numériques hyperréalistes », RTBF, en ligne.
22 Loi sur l’intelligence artificielle de l’Union européenne (AI Act), en ligne.
23 Voir Danielle FERRON et Alexandra PROVOST, Encadrement légal de l’intelligence artificielle : quelle est l’approche de l’Union européenne, des États-Unis et de la Chine? — Langlois avocats, 1er février 2024, en ligne.
24 « H.R.6943 », Library of Congress, en ligne.
25 « S. 3696 », Library of Congress, en ligne.
26 Richard DURBIN et Lindsay GRAHAM, « The DEFIANCE Act of 2024 », en ligne.