Depuis le 1er juin 2023, avec la réforme de la Charte de la langue française (la « Charte »), les employeurs au Québec doivent ajuster leurs pratiques de recrutement pour se conformer aux nouvelles exigences linguistiques, notamment en ce qui concerne l’exigence de maîtriser une langue autre que le français dans leurs affichages de poste.
Auparavant, il était pratique courante pour plusieurs employeurs québécois d’exiger de certains candidats qu’ils soient bilingues. Depuis la réforme de la Charte, trois conditions doivent maintenant être remplies pour permettre à un employeur d’exiger la maîtrise d’une langue autre que le français dans le cadre d’un affichage de poste, soit :
- Évaluation des besoins linguistiques réels : L'employeur doit analyser les tâches à accomplir pour déterminer si une langue autre que le français est nécessaire pour les accomplir.
- Insuffisance des connaissances des employés actuels : L'employeur doit s'assurer que les employés en poste ne peuvent pas accomplir ces tâches.
- Limiter les postes nécessitant une langue étrangère : L'exigence d'une langue autre que le français doit être restreinte au minimum.
Si l’employeur ne respecte pas toutes ces conditions, il sera considéré comme ayant enfreint la Charte, s’exposant par le fait même à des recours légaux de la part de la personne lésée. De plus, lorsque l’offre d’emploi requiert la connaissance d’une autre langue que le français, l’employeur doit en expliquer les raisons.
L’affaire Kim c. Ultium Cam
Le 16 septembre 2024, le Tribunal administratif du travail (le « Tribunal ») a rendu une décision fort intéressante dans l’affaire Kim c. Ultium Cam, qui met en application les nouvelles obligations des employeurs et leurs conséquences (articles 46 et 46.1 de la Charte). En l’espèce, un candidat dépose une plainte pour pratique interdite en vertu de la Charte après avoir été écarté d’un processus d’embauche en raison de l’exigence de maîtriser une autre langue que le français.
Les faits : L’employeur publie une offre d’emploi exclusivement en coréen, demandant la connaissance des langues coréenne et anglaise. L’offre ne précise d’aucune façon pourquoi ces langues sont requises. Lorsque le candidat soumet son CV en français, l’employeur lui demande de le fournir en anglais et mène l’entretien en coréen, malgré que le candidat débute l’entrevue en français.
Position des parties : Le plaignant allègue ne pas avoir obtenu le poste étant donné l’exigence de connaître une autre langue que le français dans le cadre du processus d’embauche. Selon l’employeur, il était nécessaire d’embaucher une personne trilingue pour accomplir les tâches liées à ce poste (notamment pour procéder à l’acquisition d’équipement à l’international et pour communiquer avec des représentants et des salariés de l’employeur qui s’expriment en coréen). L’employeur soutient également qu’il a refusé d'embaucher le plaignant pour des raisons de compétences, sans lien avec ses connaissances linguistiques.
Cadre d’analyse du Tribunal
Afin de trancher le litige, le Tribunal établit le cadre d’analyse d’une plainte pour pratique interdite en vertu de la Charte comme suit :
1. Le plaignant bénéficie-t-il de la présomption de pratique interdite selon laquelle l’exigence de la connaissance d’une langue autre que le français est contraire à la Charte?
2. L’employeur a-t-il démontré que l’accomplissement de la tâche nécessite une connaissance d’une langue autre que le français et qu’il a pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer de telles exigences, avant l’affichage du poste?
Dans l’éventualité d’une réponse affirmative à la première question et d’une réponse négative à la deuxième, le Tribunal ajoute une question supplémentaire :
3. L’employeur peut-il s’exonérer de l’application de la Charte en prouvant que le refus d’embaucher le plaignant est complètement étranger aux connaissances linguistiques du plaignant?
Conclusions du Tribunal
Dans un premier temps, le Tribunal réitère qu’en vertu des articles 46 et 47 de la Charte, les critères nécessaires afin qu’un candidat puisse bénéficier de la présomption de pratique interdite sont les suivants :
a) Avoir posé sa candidature à la suite d’une offre d’emploi de l’employeur;
b) Démontrer que l’employeur exige la connaissance, ou un niveau de connaissance spécifique, d’une langue autre que la langue française pour accéder au poste; et
c) Avoir déposé sa plainte dans un délai de 45 jours suivant la pratique dont il se plaint.
Après analyse, le Tribunal en vient à la conclusion que ces conditions sont remplies et que, par conséquent, le plaignant bénéficie de la présomption.
Dans un deuxième temps, en s’appuyant sur les enseignements de la Cour d’appel dans l’arrêt Gatineau c. Syndicat des cols blancs de Gatineau inc., le Tribunal indique que, pour réfuter cette présomption, l’employeur devait administrer une preuve de « compréhension fine, et bien documentée, des contraintes réelles » que i) l’accomplissement de la tâche nécessite une connaissance d’une langue autre que le français et ii) qu’il a pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer de telles exigences avant d’imposer des exigences de langue autre que le français. Le Tribunal conclut que cette preuve n’a pas été administrée par l’employeur et par conséquent que l’employeur avait enfreint la Charte.
Enfin, dans un troisième temps, le Tribunal rejette l’argument de l’employeur selon lequel il avait écarté le candidat pour des raisons de compétences, indépendamment de ses connaissances linguistiques. Ce type de défense, selon le Tribunal, ne permet pas de se soustraire à la présomption d'une pratique interdite en vertu de la Charte, contrairement à un cas de pratique interdite selon la Loi sur les normes du travail.
Points à retenir pour les employeurs
Cette décision rappelle aux employeurs, peu importe leur taille, qu'ils doivent être prudents lorsqu'ils exigent une langue autre que le français dans une offre d'emploi. Ils doivent être capables de prouver que cette exigence est nécessaire pour le poste en question et qu'ils ont pris toutes les mesures raisonnables afin d’éviter d’imposer des critères linguistiques non justifiés. Cela inclut de bien documenter les raisons derrière chaque exigence linguistique et de limiter les postes concernés autant que possible.
Relativement à l’analyse des tâches à accomplir pour déterminer si une langue autre que le français est nécessaire, la jurisprudence oriente les employeurs sur certains points à considérer. Par exemple, un employeur peut considérer la responsabilité de servir une clientèle parlant une autre langue, le désir de diversifier ses services et développer une nouvelle part de marché hors Québec, voire le fait que des manuels ou des formations externes essentiels sont uniquement disponibles en anglais.
Quant aux deuxième et troisième conditions énoncées à l’article 46.1 de la Charte, l'employeur doit s'assurer que les employés en poste ne peuvent pas accomplir ces tâches, par exemple, en anglais, en raison soit de leurs propres connaissances limitées ou de la charge importante de travail à accomplir dans cette langue.
Enfin, si les trois conditions ne sont pas satisfaites, la plainte sera accueillie, nonobstant toute preuve administrée par l’employeur que la maîtrise d’une autre langue que le français ne fut pas le facteur pris en compte pour écarter le candidat.