1) Introduction
Au Québec, pas moins de 224 travailleurs en moyenne1 sont blessés chaque jour dans une multitude de situations différentes : une enseignante est victime d’un acte de violence de la part d’un élève; un camelot chute dans l’entrée mal entretenue d’un client; un travailleur de la construction est blessé à la suite d’une mauvaise manœuvre d’un grutier; une réceptionniste subit du harcèlement de la part de son patron.
On reconnaît d’emblée la possibilité pour le travailleur de s’adresser à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci‑après la « CNESST ») afin d’obtenir compensation. En dépit de cette possibilité, le travailleur peut-il poursuivre le responsable de ses dommages devant les tribunaux civils? Dans l’affirmative, peut-on cumuler ces deux recours?
Dans cet article, nous verrons à définir les situations qui permettent d’intenter une poursuite civile, et ce, malgré l’immunité générale de l’employeur conférée par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles2 (ci-après la « LATMP »).
2) Le régime prévu à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles
Au Québec, de façon générale, le travailleur victime d’une lésion professionnelle est indemnisé par le régime étatique prévu par la LATMP.
Un des principes cardinaux du régime prévu par la LATMP est l’indemnisation du travailleur sans égard à la responsabilité de quiconque3. Ainsi, lorsque l’événement en cause est couvert par la LATMP, le travailleur recevra compensation sans égard à la faute de quiconque, à moins que l’accident ne survienne uniquement en raison de sa négligence grossière et volontaire, à condition qu’il n’en conserve aucun préjudice grave4.
Ce régime québécois d’indemnisation en matière de santé sécurité constitue donc un « compromis5 » ou « pacte6 » social. Compte tenu de ce compromis, il a été convenu que le travailleur ne pouvait intenter aucun recours en responsabilité civile contre son employeur en raison de sa lésion. Ainsi, en vertu de l’article 438 LATMP, l’employeur du travailleur bénéficie d’une immunité absolue.
Le régime de la LATMP s’applique à un travailleur québécois victime d’une lésion professionnelle et dont l’employeur a un établissement au Québec lorsque l’accident survient7.
En vertu de la LATMP, un travailleur est « une personne physique qui exécute un travail pour un employeur, moyennant rémunération, en vertu d’un contrat de travail ou d’apprentissage8 ». Une « personne qui, en vertu d’un contrat de travail ou d’un contrat d’apprentissage, utilise les services d’un travailleur aux fins de son établissement » sera quant à elle considérée comme un employeur au sens de la LATMP.
Rappelons que même lorsqu’un employeur québécois omet de cotiser au régime de la LATMP, les travailleurs à son emploi peuvent présenter une réclamation auprès de la CNESST en dépit de cette situation.
L’article 2 de la LATMP édicte qu’un accident du travail est « un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l’occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle ». Une blessure qui survient « par le fait ou à l’occasion d’un accident du travail » sera considérée comme une lésion professionnelle, et ce, peu importe s’il s’agit d’une lésion physique ou psychologique9.
Le travailleur qui se prévaut du régime de la LATMP doit, sauf exception, produire une réclamation à la CNESST dans les six (6) mois de la lésion professionnelle10.
Lorsque les conditions prévues à la LATMP sont remplies et que l’accident est couvert par le régime, le travailleur, s’il devient incapable d’exercer son emploi en raison de sa lésion professionnelle, recevra une indemnité de remplacement du revenu équivalant à 90 % de son revenu net11. Par ailleurs, il est important de mentionner que la LATMP prévoit un salaire annuel maximum assurable. Ainsi, un travailleur dont le revenu excède le maximum assurable recevra uniquement une indemnité correspondant à 90% du salaire maximum assurable prévu par la LATMP.
De plus, dans le cas où le travailleur subit un préjudice corporel en raison de sa lésion professionnelle, celui-ci a droit à une indemnité forfaitaire calculée en fonction du barème des dommages corporels utilisé par la CNESST12.
Les avantages liés au régime étatique sont nombreux, que ce soit en raison de l’exemption de l’obligation de démontrer une faute, de l’accès rapide à l’indemnisation pour le travailleur ou de l’absence de frais à engager pour y recourir.
Par ailleurs, le principal inconvénient de ce régime réside dans le fait que les sommes accordées par la CNESST à titre d’indemnité, que ce soit à titre d’indemnité pour préjudice corporel ou à titre d’indemnité de remplacement du revenu, peuvent être moindre que les sommes pouvant être octroyées par les tribunaux civils pour un préjudice identique.
En effet, il faut rappeler que l’indemnité de remplacement du revenu, est déterminée par la CNESST en fonction du revenu gagné par les travailleurs dans les douze (12) mois précédant la survenance de la lésion ou encore par la rémunération convenue au contrat de travail, mais pour le maximum annuel déterminé par réglementation.
Il faut aussi souligner qu’hormis une légère indexation, la CNESST ne tiendra pas compte des possibilités d’avancement de carrière des travailleurs lésés. Nous n’avons qu’à penser à l’étudiant universitaire qui devient invalide pour le reste de sa vie suite à une lésion professionnelle survenue dans le cadre d’un travail d’étudiant pour comprendre que l’indemnité versée par la CNESST ne pourra jamais compenser les pertes réellement subies par celui-ci.
Malgré ce qui précède, les recours en responsabilité civile ne sont pas totalement exclus en présence d’une lésion professionnelle. En effet, une poursuite civile sera possible dans certains cas expressément circonscrits par la LATMP.
3) Les recours civils
Les recours devant les tribunaux civils sont régis par les dispositions du Code de procédure civile13, qui constituent un cadre plus contraignant que celui prévu par la LATMP. Les règles de la responsabilité civile s’appliquent à ces recours et nécessiteront la preuve, par la victime, d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité14. À cet égard, rappelons que le fardeau de preuve nécessaire à la démonstration d’une faute est généralement lourd pour le travailleur. De plus, le débat contradictoire qui s’ensuivra généralement implique des délais et des coûts non négligeables pour le travailleur.
En contrepartie, les recours civils présentent l’avantage non négligeable de pouvoir recouvrer une indemnité généralement plus élevée, visant à compenser le préjudice réellement subi (et non en fonction du barème des dommages corporels et du salaire maximum assurable institués par la LATMP). Rappelons également que le délai de prescription de trois (3) ans pour instituer un recours est considérablement plus élevé.
Ajoutons que le préjudice subi ne pourra – en tout ou en partie – être recouvré par le travailleur si le tribunal conclut que celui-ci a commis une faute.
a. Qui peut-on poursuivre?
- L’employeur
Tel que mentionné précédemment, la LATMP prévoit une immunité absolue pour l’employeur du travailleur victime d’une lésion professionnelle, et ce, même si ce dernier n’a produit aucune réclamation à la CNESST15. Ainsi, un travailleur victime d’une lésion professionnelle ne peut intenter aucun recours en responsabilité civile contre son employeur en raison de sa lésion16. Cette immunité s’applique tant aux dommages pécuniaires et corporels qu’aux dommages moraux et punitifs17.
La LATMP prévoit toutefois certaines exceptions où un employeur, autre que celui du travailleur lésé, peut être poursuivi civilement suite à la survenance d’un accident du travail. Ces exceptions sont énoncées à l’article 441 LATMP. En vertu de cette disposition, le travailleur pourra notamment intenter un recours civil contre un employeur autre que le sien si cet employeur a commis une infraction au sens du Code criminel ou encore pour recouvrer l’excédent de la perte subie sur la prestation.
- Le cotravailleur
L’article 442 LATMP prohibe le recours en responsabilité civile contre un cotravailleur ou un mandataire d’un employeur, pour une faute commise dans l’exercice de ses fonctions. Ainsi, à l’extérieur de ce cadre bien précis, le recours civil contre un cotravailleur sera possible.
Il s’agira par exemple du cas où un travailleur est agressé physiquement par un collègue lors d’une fête organisée par l’employeur pour le bénéfice de clients, après les heures d’ouverture de l’entreprise18. Ce geste pourrait alors donner lieu à une indemnisation en vertu de la LATMP puisque l’acte fautif est survenu à l’occasion du travail au sens de l’article 2 LATMP, mais également à un recours civil contre le cotravailleur fautif. Par ailleurs, dans une situation semblable, l’employeur pourra voir cet accident désimputé de son dossier financier à la CNESST, en alléguant la responsabilité d’un tiers19.
- Le tiers
À la lecture des dispositions législatives mentionnées précédemment, il appert que le législateur permet au travailleur d’intenter un recours civil contre toute personne qui n’est ni son employeur, ni un autre employeur assujetti à la loi, ni un cotravailleur. Ce tiers ne saurait alors prétendre à aucune immunité de poursuite. On pensera notamment au cas du travailleur ayant été mordu par un chien alors qu’il procédait – pour le compte de son employeur – à l’entretien ménager de la résidence des clients propriétaires de l’animal20.
b. Recours possible pour l’excédent (art. 445 LATMP)
Dans la mesure où un recours civil est possible et que le travailleur choisit de réclamer une prestation en vertu de la LATMP, il lui est possible de poursuivre civilement la personne responsable pour l’excédent de la perte subie qui n’a pas été indemnisée par les prestations reçues en vertu de la LATMP21.
c. L’option (art. 443-444 LATMP)
Le travailleur qui choisit d’intenter une action en responsabilité civile doit faire option et en aviser la CNESST dans les six (6) mois de l’accident de travail22 au moyen du formulaire prévu à cet effet. À défaut de faire option dans ce délai, il sera réputé renoncer aux prestations prévues par la LATMP.
Le travailleur aura avantage à faire option et en aviser la CNESST, car si – au terme d’une action en responsabilité civile – il perçoit une somme inférieure au montant de l’indemnité prévue par la LATMP, il aura droit à une prestation pour la différence. Notons que le travailleur a six (6) mois suite au jugement final rendu sur l’action en responsabilité civile pour réclamer une telle prestation.
d. Recours subrogatoire de la CNESST (art. 446-447 LATMP)
La CNESST peut intenter un recours civil contre le responsable de la lésion jusqu’à concurrence des prestations payées ou à être payées, dans la mesure où ce même responsable pourrait être poursuivi par le travailleur.
En effet, le paiement d’une indemnité à un travailleur subroge la CNESST de plein droit dans les droits de ce dernier. La CNESST pourra également bénéficier de l’interruption du délai de prescription résultant de tout recours civil intenté par le travailleur contre le responsable.
4) Conclusion
On conçoit aisément que la plupart des réclamations découlant d’accidents de travail soient présentées à la CNESST. La garantie d’obtenir compensation, la rapidité de traitement des demandes et la possibilité d’être indemnisé indépendamment de la faute de quiconque sont autant de facteurs qui expliquent cette tendance.
Cependant, la possibilité d’introduire une demande auprès des tribunaux civils n’est pas dénuée d’intérêt lorsque le préjudice subi est important et que le ou les responsables ne bénéficient d’aucune immunité. Le travailleur pourra notamment se prévaloir de ce droit lorsqu’il aura été indemnisé par la CNESST, mais uniquement pour l’excédent de la perte subie.
Également, tel que mentionné précédemment, l’intérêt d’un tel recours est d’autant plus important lorsque le travailleur visé a un revenu annuel dépassant le maximum assurable par la CNESST, l’excédent de la perte subie étant considérable dans ce cas.
De plus, le fait de recourir à un tel mécanisme ne prive pas le travailleur du droit de réclamer ultérieurement une prestation lorsqu’il perçoit une somme inférieure au montant de l’indemnité prévue par la LATMP. Pour ce faire, il doit toutefois avoir préalablement avisé la CNESST de son choix dans les six (6) mois de l’accident de travail.
En définitive, le travailleur devra faire montre d’une grande prudence afin de s’assurer de présenter sa réclamation dans les délais tout en respectant les formalités qui s’imposent. De cette manière, il pourra se prévaloir – à son choix et selon les circonstances – du régime de la LATMP, du régime général de responsabilité civile ou encore des deux.
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1 Cela représente un total de 81 765 accidents de travail survenus au cours de l’année 2015. Source : COMMISSION DES NORMES, DE L’ÉQUITÉ, DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL, Statistiques annuelles 2015, Gouvernement du Québec, 2016, en ligne
2 RLRQ, c. A-3.0001.
3 Art. 25 LATMP.
4 Art. 27 LATMP.
5Béliveau St-Jacques c. La Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, par. 114.
6Laflamme c. Latreille, D.T.E. 2004T-580 (C.Q.), par. 29.
7 Art. 7 LATMP.
8 Art. 2 LATMP.
9Laflamme c. Latreille, D.T.E. 2004T-580 (C.Q.); Normandin c. Banque Laurentienne du Canada inc., D.T.E. 2010T-439 (C.A.) (Requête pour autorisation C.S.C. rejetée) ; Skelling c. Québec (Procureur général), D.T.E. 2005T-44 (C.S.) (appel rejeté); Lamontagne c. Rassart, 2000 CanLII 18607 (QC CS).
10 Art. 270 à 272 LATMP.
11 Art. 44-45 LATMP.
12 Art. 83 et suiv. LATMP.
13 RLRQ c. C-25.01.
14 Art. 1457-1458 C.c.Q.
15Genest c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, J.E. 2001-212 (C.A.); Laflamme c. Latreille, D.T.E. 2004T-580 (C.Q.).
16 Art. 438 LATMP.
17Béliveau St-Jacques c. La Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345.
18Mongrain c. Girard, 2015 QCCS 628, requête pour permission d’appeler rejetée, 2015 QCCA 623.
19 Art. 326 LATMP.
20Bernatchez c. Basora, 2014 QCCS 1744.
21 Art. 445 LATMP. Voir par exemple : Mongrain c. Girard, 2015 QCCS 628, par. 4.
22 Dans le cas où un employeur a commis un acte criminel, le délai de six (6) mois commence à courir à compter de la date de l’aveu ou du jugement final de déclaration de culpabilité (art. 443, al. 2 LATMP).