Droit d’auteur et piratage : l’immunité des opérateurs de sites Web?

La Cour d’appel fédérale (CAF) a récemment rendu une décision1 importante pour la lutte contre le piratage, à savoir qu’un site Web qui facilite sciemment le contournement des moyens légaux de consommer des émissions télévisées ne peut se prévaloir de l’immunité offerte aux intermédiaires neutres sous l’alinéa 2.4(1)b) de la Loi sur le droit d’auteur (LDA), et ce, même s’il est possible de contourner ces moyens légaux par le truchement d’autres sites, par ailleurs légitimes, comme Google. 

La CAF rappelle du même coup les critères d’application relatifs aux injonctions interlocutoires et aux ordonnances Anton Piller visant, en l’instance, à faire fermer de tels sites et à récolter des éléments de preuve incriminants contre leurs âmes dirigeantes et autres personnes impliquées.

Les faits

Les appelantes reprochent à l’intimé de violer leur droit d’auteur en communiquant et en rendant accessibles au public les émissions qu’elles distribuent par le truchement de l’entreprise et site Web qu’il exploite, connus sous le nom de TVAddons, que les appelantes qualifient de plateforme de piratage. Ce site Web répertorie des extensions, de petits logiciels servant à assortir d’autres applications, comme le lecteur de contenus multimédia KODI, de fonctions ou caractéristiques supplémentaires. Plusieurs extensions mises « en vedette » sur TVAddons permettent aux utilisateurs d’accéder sans droit à du contenu protégé par le droit d’auteur. TVAddons propose en outre le téléchargement de « Indigo », un outil qui facilite et automatise l’installation des extensions, ainsi que « Free Telly », une version de KODI préparamétrée avec des extensions principalement attentatoires. 

Le 9 juin 2017, sur requêtes ex parte entendues à huis clos, le juge LeBlanc accorde une injonction provisoire interdisant à l’intimé de communiquer au public ou de permettre l’accès aux émissions des appelantes et d’inciter ou d’autoriser quiconque à enfreindre le droit des appelantes, et lui ordonnant de confier à un expert en informatique judiciaire les identifiants et mots de passe pour les domaines et sous-domaines hébergeant le site Web de TVAddons ainsi que pour plusieurs comptes de médias sociaux associés. 

Le juge rend aussi une ordonnance Anton Piller, permettant aux avocats des appelantes d’inspecter la résidence de l’intimé, de faire des copies des documents concernant le site Web aussi bien que de ses dossiers financiers, d’y prélever du matériel, de créer une copie intégrale de certains dispositifs numériques et de poser des questions à l’intimé sur l’emplacement de tels renseignements et les noms des tiers qui ont participé à l’élaboration du site Web de TVAddons, des outils « Indigo » et « Free Telly » et des applications logicielles semblables, le tout sous la supervision d’un avocat indépendant.

La décision contestée

Le 29 juin 2017, saisi de requêtes en réexamen (audition de novo) de l’ordonnance Anton Piller et sollicitant la conversion de l’injonction provisoire en injonction interlocutoire, le juge Bell annule l’ordonnance Anton Piller et rejette la demande d’injonction. 

Entre autres motifs, le juge Bell conclut que les activités de TVAddons relèvent, selon la preuve prima facie, du moyen de défense prévu à l’alinéa 2.4(1)b) de la LDA. Cette disposition vise à protéger ceux qui participent à une retransmission de contenu protégé uniquement en tant qu’agents neutres servant d’intermédiaires, comme les fournisseurs de services Internet. Le contenu attentatoire auquel donne accès le site Web de TVAddons pouvant également être trouvé via Google, le juge Bell accepte alors la thèse de l’intimé selon laquelle TVAddons et les extensions s’y trouvant sont assimilables à un « mini Google » et donc à un intermédiaire neutre. 

Quant à l’injonction provisoire, le juge Bell estime que, même si les appelantes pourraient subir un préjudice irréparable, la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’intimé, car il a une cause défendable et que TVAddons était sa seule source de revenus.

La décision de la CAF

Le 20 février 2018, la CAF conclut que c’est à tort que le juge Bell a annulé l’ordonnance Anton Piller et rejeté la demande d’injonction interlocutoire, et infirme sa décision. Selon la CAF, le juge Bell a identifié le bon cadre juridique en matière d’ordonnances Anton Piller et d’injonctions interlocutoires, mais il a fait des erreurs manifestes et dominantes dans son appréciation des faits ainsi que dans son interprétation de la jurisprudence et de l’alinéa 2.4(1)b) de la LDA. 

L’ordonnance Anton Piller

À l’égard des critères d’application relatifs aux ordonnances Anton Piller2, la CAF détermine que le juge Bell a commis une erreur en concluant que les appelantes n’avaient pas démontré une preuve prima facie solide de la violation du droit d’auteur :

Tandis que Google est un moteur de recherche neutre qui propose des résultats classés par ordre de pertinence, obtenus par le jeu d’un algorithme, les extensions attentatoires rassemblent, dans un cadre convivial et fiable, des contenus attentatoires choisis d’avance. […] l’intimé, en hébergeant et en distribuant les extensions attentatoires, met les émissions et chaînes télévisées des appelantes à la disposition du public par télécommunication d’une manière qui permet aux utilisateurs d’y accéder depuis l’endroit qu’ils souhaitent, au moment où ils le souhaitent, ce qui constitue une violation […] de la Loi sur le droit d’auteur.3

Quant à l’immunité offerte sous l’alinéa 2.4(1)b) de la LDA, la CAF revient sur les enseignements de la Cour suprême4 suivant lesquels l’intermédiaire neutre qui ne fait que fournir des logiciels et du matériel pour faciliter le recours à Internet ne viole pas le droit d’auteur. Or, la CAF observe que la preuve disponible tend à démontrer que le site Web de l’intimé en fait bien plus et est loin d’être neutre :

Rappelons que la catégorie du site Web intitulée [TRADUCTION] « En vedette » présente des extensions majoritairement attentatoires, ce qui équivaut à fournir des liens intégrés ou à renvoyer automatiquement à un contenu protégé. […] L’intimé ne peut prétendre non plus qu’il n’avait aucune connaissance du contenu attentatoire des extensions hébergées dans son site Web. La description des extensions attentatoires indique expressément qu’elles sont développées ou maintenues par TVAddons. L’intimé ne peut affirmer sérieusement que sa participation n’a aucune incidence sur le contenu et qu’il n’a pas fait preuve de négligence en ne s’informant pas davantage; à tout le moins, il sélectionne et organise les extensions qui aboutissent sur son site Web.5

Partant, la CAF est d’avis que si le juge Bell n’avait pas commis les erreurs susmentionnées, « il n’aurait eu d’autre choix que de conclure que les appelantes avaient satisfait à tous les critères auxquels est subordonnée l’ordonnance Anton Piller », l’intimé n’ayant pas sérieusement contesté le fait que les appelantes ont subi un préjudice grave résultant de ses activités, que la preuve « démontrait clairement que l’intimé avait en sa possession des éléments incriminants » et qu’il était « réellement possible que l’intimé détruise des éléments de preuve avant l’interrogatoire préalable ».6

L’injonction interlocutoire

Quant aux critères d’application relatifs aux injonctions interlocutoires7, la CAF conclut essentiellement que l’intimé ne pouvant se prévaloir du moyen de défense fondé sur l’alinéa 2.4(1)b) de la LDA, la Cour ne pouvait considérer sérieusement qu’il ne contrevenait pas à l’article 27 de la même loi en l’espèce. Partant, il va de soi que les appelantes subiraient un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas rendue. 

En ce qui concerne les moyens financiers de l’intimé, la CAF note que l’intimé a utilisé plusieurs mécanismes pour cacher son identité dans Internet et qu’il a utilisé des comptes bancaires et des entités commerciales à l’étranger. De plus, il est pratiquement impossible de découvrir les destinataires des dons que les utilisateurs sont invités à faire sur le site Web de l’intimé. Dans ces circonstances et en l’absence d’autres preuves, il est impossible de connaître les véritables moyens financiers de l’intimé. Même si on devait croire l’intimé sur parole, ça ne saurait être suffisant en soi, car cela reviendrait à n’accorder d’injonction interlocutoire que si la partie visée a les moyens de se défendre.

Commentaires

Cette décision est rassurante dans un contexte où le piratage est un problème croissant. En janvier 2018, Franc-Jeu Canada (FJC) — une coalition composée de plus de 25 organisations de tous les secteurs de l’industrie du cinéma, de la télévision, de la radio, du divertissement sportif et de la musique au Canada — a d’ailleurs demandé la création d’une agence indépendante spécialisée dont la mission serait d’identifier les sites de piratage flagrants. Selon FJC, le CRTC pourrait ensuite exiger que les fournisseurs de service Internet en bloquent l’accès au Canada, le tout sous la surveillance de la Cour d’appel fédérale. Si certains voient dans cette proposition une façon de moderniser les outils de lutte contre le piratage, d’autres estiment que de telles mesures iraient trop loin et comporteraient un risque de dérive trop important pour la neutralité du Net. À cela, FJC répond que la notion de neutralité du Net signifie la libre circulation des contenus légaux, mais ne saurait être invoquée pour défendre les sites illégaux. Malgré tout, certains soulignent qu’un site Web peut être réactivé sous une autre forme et une nouvelle adresse Web. À cet égard, les outils existants — comme l’injonction et l’ordonnance Anton Piller — garderont toute leur pertinence. En effet, comme l’exemple de TVAddons le démontre, ces outils sont efficaces pour forcer la désactivation intégrale d’un site Web illicite opéré au Canada et pour mettre en place des mesures permettant de réduire significativement la possibilité qu’il ne soit réactivé ailleurs.


1 Bell Canada c. Lackman, 2018 CAF 42 (Lackman)
2 Établis par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., 2006 CSC 36 et Colombie-Britannique (Procureur général) c. Malik, 2011 CSC 18.
3 Lackman, paragr. 20 à 22.
4 Voir Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45 (SOCAN).
5 Lackman, paragr. 29 à 33.
6 Lackman, paragr. 38.
7 Énoncés dans les arrêts Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, et RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311.

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