Les municipalités ont-elles le droit de percevoir des taxes foncières sur les équipements de centres de données?

Cet article a d’abord paru dans le numéro de mars 2023 du Journal des Parcs industriels de la Corporation des parcs industriels du Québec.

Alors que le Québec fait l’objet d’un attrait important pour l’implantation de centres de données technologiques1, un récent arrêt de la Cour d’appel du Québec met en garde quant à la possibilité de voir certains équipements augmenter d’autant la valeur foncière d’un immeuble et, corollairement, sa facture foncière. L’arrêt et le raisonnement qui en ressortent produisent par ailleurs des répercussions dans d’autres secteurs.

La Cour d’appel a récemment rendu un arrêt2 permettant à la Ville de Montréal de percevoir une taxe foncière sur les équipements de centres de données informatiques. La défenderesse, Locoshop Angus, qui loue une partie de son immeuble à Ubisoft, tentait depuis 2012 d’empêcher la Ville de taxer l’équipement de son locataire. Elle désirait porter la décision en Cour suprême, mais la demande d’autorisation d’appel3 a été rejetée. La décision de la Cour d’appel est donc finale, et les villes peuvent maintenant imposer une taxe foncière sur certains équipements d’entreprises technologiques.

Essentiellement, la Cour d’appel devait interpréter la notion de « meuble […] attaché à demeure à un immeuble […] » de l’article 1 de la Loi sur la fiscalité municipale4 (la « Loi »). Elle a utilisé un test développé dans l’arrêt Laurentienne5, qui consiste à déterminer si un bien meuble est « attaché à demeure ». Si tel est le cas, il fait techniquement partie de l’immeuble et la Ville, selon la Loi, peut exiger une taxe foncière pour ce bien meuble.

La Cour précise qu’un bien meuble, comme un équipement servant à l’hébergement de serveurs informatiques, n’a pas besoin d’être littéralement attaché au sol. Le bien meuble a seulement besoin d’être immobilisé, c’est-à-dire qu’il ne doit pas pouvoir être enlevé sans être démantelé ou sans devoir briser la composante de l’immeuble dans lequel il est placé. L’absence d’une attache physique n’est pas déterminante.

Le bien meuble peut aussi être considéré comme « attaché à demeure » s’il existe un lien intellectuel entre celui-ci et l’immeuble dans lequel il se trouve. Ce lien intellectuel existe lorsque l’immeuble devient incomplet en l’absence du bien. Par exemple, dans les locaux loués à Ubisoft, un plancher surélevé et un plafond suspendu ont été installés. Sans les équipements hébergeant les serveurs informatiques, ces composantes de l’immeuble seraient incomplètes.

La Cour d’appel conclut que la Cour du Québec (le tribunal responsable des appels des décisions du Tribunal administratif du Québec (TAQ), section des affaires immobilières) a commis une erreur en concentrant son analyse sur la notion de bâtiment à vocation spécifique. Elle s’est basée sur le caractère polyvalent des immeubles pour conclure que l’espace loué par Ubisoft ne serait pas incomplet en l’absence des équipements de centres de données informatiques. Ce raisonnement ne tient pas la route, selon la Cour d’appel, puisqu’un meuble attaché à un immeuble à vocation générale ne pourrait jamais être considéré comme « attaché à demeure ». La vocation spécifique de l’immeuble n’est pas une condition essentielle à l’immobilisation par attache d’un bien meuble. Les installations ont été faites pour aussi longtemps qu’une nouvelle vocation ne soit pas assignée à ces locaux. Il n’est pas nécessaire que l’immeuble ait été construit uniquement pour Ubisoft.

Ce ne sont pas que les équipements de centres de données informatiques qui sont touchés. Dans une décision plus récente de la Cour d’appel6, la Ville de Québec a eu gain de cause et les équipements de Vidéotron, c’est-à-dire les stations de base faisant partie de leur réseau de téléphonie sans fil, ont pu être ajoutés au rôle foncier en vertu de la Loi.

Évidemment, cette nouveauté fiscale impose une hausse des coûts considérable pour certaines entreprises québécoises. Puisque l’évaluation foncière se fait en fonction de la valeur de l’immeuble et que les équipements technologiques impliqués sont d’une grande valeur, les taxes foncières peuvent augmenter de façon exponentielle. Par exemple, dans le cas de l’équipement des centres de données informatiques, le coût des génératrices, des systèmes de climatisation et des batteries de secours de systèmes informatiques pourra, entre autres, être inscrit au rôle foncier. Heureusement pour plusieurs entreprises, la Loi exclut l’équipement qui sert à la production industrielle.

Cela aura des répercussions substantielles pour les propriétaires d’immeubles ainsi que pour les propriétaires d’entreprises qui désirent louer un espace. Bien sûr, puisque les taxes foncières sont la principale source de revenus pour financer les activités de certaines villes7, celles-ci en tirent un grand avantage. Dans la rédaction de baux immobiliers, il est donc pertinent tant pour le propriétaire que pour le locataire d’être conscients de cette possibilité de taxation et de prévoir le rôle et la responsabilité de chacun.

Les auteurs désirent remercier Camille Godin, stagiaire en droit, pour sa contribution à cet article.

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1 La Presse, le 27 octobre 2021. Le Québec, nouvel eldorado des centres de données | La Presse.
2 Ville de Montréal c. Société en commandite Locoshop Angus, 2021 QCCA 1217.
3 Société en commandite Locoshop Angus, et al. c. Ville de Montréal, et al., 2022 CanLII 42895 (CSC).
4 Loi sur la fiscalité municipale, chapitre F-2.1.
5 Québec (Ville) c. Corporation d’assurance de personne la Laurentienne, 1995 CanLII 5307 (QC CA).
6 Ville de Québec c. Vidéotron ltée, 2022 QCCA 594.
7 Ville de Montréal, « Comment sont calculées les taxes municipales ».

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