La Cour supérieure confirme le refus de l’AMF de délivrer une autorisation pour conclure des contrats publics

La Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics1 (Loi sur l’intégrité), sanctionnée le 7 décembre 2012, a notamment modifié la Loi sur les contrats des organismes publics2 (LCOP) afin de prévoir désormais l’obligation d’obtenir une autorisation de l’Autorité des marchés financiers (AMF) pour les entreprises qui souhaitent conclure un contrat public ou un sous-contrat public, et ce, selon que le contrat comporte une dépense égale ou supérieure au montant déterminé par le gouvernement3. Pour le moment, tous les contrats publics et sous-contrats de services et de construction de même que des contrats de partenariat public-privé impliquant une dépense égale ou supérieure à 10 millions de dollars sont soumis à l’autorisation de l’AMF, de même que certains contrats octroyés par la Ville de Montréal4

Lors d’une demande d’autorisation, l’AMF confie au commissaire associé à la lutte contre la corruption, nommé au sein de l’Unité permanente anticorruption (UPAC), le mandat d’effectuer les vérifications qu’il juge nécessaires5 et de donner, dans les plus brefs délais, un avis sur la demande d’autorisation6

Le 15 mai 2014, l’honorable Marie-Anne Paquette, j.c.s (la juge) a rendu la première décision portant sur une requête en révision judiciaire visant à attaquer la légalité d’une décision de l’AMF par laquelle celle-ci refuse de délivrer à une entreprise l’autorisation préalable de conclure un contrat public7

Les faits 

Le 24 janvier 2013, la demanderesse, 9129-2201 Québec inc., connue sous le nom de « Les Entreprises Bentech inc. » (Bentech), a soumis une demande d’autorisation à l’AMF. 

Le 31 mai 2013, l’AMF a transmis un Préavis de refus à Bentech, lequel contient les motifs sur lesquels se fonderait un refus de délivrer l’autorisation et invite Bentech à présenter ses observations avant qu’une décision soit rendue8. Ce Préavis informe également Bentech de l’avis défavorable du commissaire associé à la lutte contre la corruption de l’UPAC. 

Le 13 juin 2013, Bentech a soumis ses premières observations et les complétera le 5 juillet 2013. 

Le 12 juillet 2013, l’AMF a refusé de délivrer l’autorisation demandée par Bentech, puisque cette dernière ne satisfait pas aux exigences élevées d’intégrité auxquelles le public est en droit de s’attendre. En effet, Bentech serait le prête-nom de la compagnie 9075-3856 Québec inc., connue sous le nom de Bentech Construction, laquelle a émis des factures de complaisance et a participé, selon trois témoins entendus par la Commission Charbonneau, à un système de collusion dans l’obtention de contrats publics. 

Bentech a attaqué la légalité de la décision de l’AMF dans une requête en révision judiciaire devant la Cour supérieure du Québec. 

Le jugement de la Cour supérieure 

D’abord, la juge a déterminé que seuls les éléments de preuve qui ont été soumis à l’AMF pour sa prise de décision sur la demande d’autorisation doivent être considérés en révision judiciaire (paragr. 43). S’il devait en être autrement, il ne serait plus question du contrôle judiciaire de la décision de l’AMF, mais plutôt d’une « situation nouvelle, non soumise au pouvoir de ce décideur » (paragr. 50-51). Le fardeau incombait donc à Bentech de convaincre l’AMF que l’autorisation devait lui être accordée et la Cour supérieure ne peut considérer des éléments que l’entreprise a choisi ne pas soumettre ou a négligé de transmettre à l’AMF (paragr. 56). De plus, Bentech ne pouvait tenir pour acquis que l’UPAC ferait elle-même le travail de soumettre tous les documents pertinents à l’AMF (paragr. 57-58) : 

« [59] En effet, une entreprise qui demande une autorisation en vertu de la LCOP ne doit pas pouvoir jouer au chat et à la souris avec l’AMF, en se retranchant derrière la plénitude des pouvoirs d’enquête de l’UPAC et en misant sur une connaissance d’office hors du commun pour l’AMF. » 

Ensuite, la juge a retenu que l’application de la norme de la décision raisonnable s’appliquait à la décision de l’AMF, compte tenu de la nature des questions en cause (paragr. 83 et 88). Se fondant sur les débats parlementaires et l’arrêt de la Cour d’appel dans Bruni c. Autorité des marchés financiers9, la juge a écrit que l’AMF détient une expertise particulière pour définir ce qu’est la probité et ainsi se prononcer sur l’intégrité des entreprises qui demandent l’autorisation de conclure des contrats publics (paragr. 74-77 et 81). Cette expertise particulière commande une grande déférence de la part de la Cour supérieure (paragr. 78). À cet égard, Bentech a soulevé que l’expertise de l’AMF commanderait une déférence moins élevée, considérant que celle-ci exerce de nouveaux pouvoirs. La juge a rejeté cet argument, puisqu’« [u]ne telle variation de la norme de contrôle, purement temporelle, serait arbitraire et incohérente avec la volonté du législateur » (paragr. 82). 

Puis, la juge a conclu que la décision de l’AMF est raisonnable dans les circonstances. D’abord, il est tout à fait raisonnable de conclure que Bentech agit comme prête-nom pour Construction Bentech (paragr. 97). Ensuite, il est raisonnable que Construction Bentech, dont Bentech est le prête-nom, ne satisfait pas aux exigences élevées d’intégrité auxquelles le public est en droit de s’attendre (paragr. 100). Bentech a d’ailleurs plaidé que la notion d’« intégrité élevée » est floue et donne ouverture à l’abus de pouvoir et à un exercice arbitraire du pouvoir discrétionnaire de l’AMF (paragr. 102). La juge a retenu une interprétation large de cette notion d’« intégrité élevée », laquelle ne saurait « être strictement cantonnée aux situations spécifiques décrites à l’article 21.28 LCOP » (paragr. 107). La juge a ajouté qu’« une interprétation restrictive, formaliste et hermétique de la notion d’intégrité risque de compromettre l’atteinte de l’objectif d’intérêt public que le législateur s’est fixé » (paragr. 109) : 

« [110] Les débats qui ont mené à l’adoption des dispositions en cause démontrent d’ailleurs que le législateur était fort soucieux d’éviter un tel écueil. Afin d’assurer l’atteinte de l’objectif poursuivi, le législateur a sciemment choisi d’imposer une norme élevée d’intégrité et d’investir l’AMF d’une large discrétion dans l’appréciation de l’intégrité des entreprises en cause, à la lumière de certains éléments qu’il a voulu non limitatifs. 

[111] L’application de ces dispositions et le large pouvoir discrétionnaire conféré à l’AMF peut être source de frustrations et de désagréments pour les entreprises qui désirent être autorisées à contracter avec l’État. Ces contrariétés ne l’emportent cependant pas sur l’intérêt public qui est en jeu et ne suffisent pas à écarter les décisions que l’AMF prend en cette matière lorsque, comme dans le présent cas, la décision de l’AMF se justifie raisonnablement au regard de la preuve et du droit. » 

Ainsi, relativement à la participation de Contruction Bentech à un système de fausse facturation, les observations « hermétiques » de Bentech étaient insuffisantes pour convaincre l’AMF (paragr. 123). Quant à la participation de Construction Bentech à un système de collusion, la juge a signalé que Bentech n’avait présenté à l’AMF aucune information ni version tendant à contredire les trois témoignages entendus à la Commission Charbonneau (paragr. 111) et ces témoignages permettaient de « conclure raisonnablement à une certaine corroboration » (paragr. 112). La juge a rappelé que la présomption d’innocence s’appliquait en matière criminelle et pénale et que la présente affaire relevait du droit civil (paragr. 135 à 137). Conscient de cette distinction, le législateur a estimé que la présomption d’innocence ne devait pas intervenir dans le contexte d’une demande d’autorisation (paragr. 138). La juge a cependant reconnu que les témoignages entendus à la Commission Charbonneau pouvaient constituer une « source de frustrations » pour Bentech (paragr. 139). Cela dit, l’entreprise n’avait fait qu’affirmer à l’AMF que ces témoignages étaient non corroborés et non concluants, alors qu’elle avait « tout le loisir de faire valoir son point de vue » dans le cadre du processus de la demande d’autorisation (paragr. 140). 

Conclusion 

Cette première décision sur les nouvelles dispositions découlant de l’entrée en vigueur de la Loi sur l’intégrité aborde des questions fondamentales du régime d’autorisation auprès de l’AMF, notamment sur l’interprétation de la notion d’« intégrité élevée ». Il sera donc intéressant de surveiller si cette décision sera portée en appel par Bentech. 

Il faut cependant retenir qu’une entreprise doit fournir tous les éléments pertinents avant la décision de l’AMF, car la révision judiciaire ne constitue pas un exercice permettant de bonifier son dossier. De plus, si une entreprise ne réussit pas à convaincre l’AMF de son intégrité lors du traitement de sa demande d’autorisation, un lourd fardeau lui incombera pour obtenir une intervention de la Cour supérieure selon la norme de la décision raisonnable, notamment sur les questions de crédibilité. 

En terminant, cette première décision s’inscrit dans un contexte où le gouvernement est pressé d’élargir le champ des contrats assujettis à l’autorisation de l’AMF10 et ainsi viser tous les contrats publics de plus de 100 000 $, ce qui amènerait environ 20 000 entreprises à demander cette autorisation11.


1 Projet de loi n° 1 (2012, chapitre 25).
2 RLRQ, chapitre C-65.1
3 Art. 21.17 LCOP.
4 Les contrats de la Ville de Montréal visés par l’autorisation de l’AMF sont tous les contrats de travaux de construction, de reconstruction, de démolition, de réparation ou de rénovation en matière de voirie, d’aqueduc ou d’égout, qui comportent une dépense égale ou supérieure à 100 000 $, ainsi qu’aux sous-contrats de même nature qui sont rattachés directement ou indirectement à ces contrats et qui comportent une dépense égale ou supérieure à 25 000 $.
5 Art. 21.30 LCOP.
6 Art. 21.31 LCOP.
7 9129-2201 Québec inc. c. Autorité des marchés financiers, 2014 QCCS 2070.
8 Conformément à l’article 21.37 LCOP et à l’article 5 de la Loi sur la justice administrative, RLRQ, chapitre J-3.
9 2011 QCCA 994, paragr. 85, 88-89.
10 Pierre-André Normandin, « Contrats publics : la Loi sur l’intégrité doit être resserrée », La Presse, 23 mai 2014.
11 Pierre-André Normandin, « Des entreprises retirent leur demande à l’AMF pour éviter un refus », La Presse, 15 mai 2014.

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