La Cour d’appel de l’Ontario confirme de nouveau que seul un texte législatif clair, explicite et non équivoque peut écarter l’opposabilité du secret professionnel et du privilège relatif au litige

Le 1er mai 2023, dans l’affaire Ontario (Auditor General) v. Laurentian University1, la Cour d’appel de l’Ontario s’est fondée sur les enseignements de la Cour suprême du Canada dans Blood Tribe2 et Lizotte3 pour conclure que la Loi sur le vérificateur général4 (la « Loi ») ne contient pas de termes suffisamment clairs, explicites et non équivoques pour écarter l’application du secret professionnel, du privilège relatif au litige et du privilège relatif aux règlements.

 

Historique judiciaire

En février 2021, l’Université Laurentienne, une entité bénéficiant de subventions annuelles du gouvernement de l’Ontario, est incapable de s’acquitter de ses obligations financières5. C’est alors qu’elle se place sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies6. Le litige entre les parties prend naissance lorsque le Comité permanent des comptes publics adopte une motion demandant à la vérificatrice générale de l’Ontario d’effectuer un audit spécial portant sur les activités de l’Université Laurentienne7. Ce faisant, la vérificatrice générale requiert que l’Université Laurentienne lui fournisse des documents et renseignements privilégiés8. Cette dernière refuse au motif que la vérificatrice générale ne possède pas le pouvoir statuaire d’exiger la communication de documents couverts par le secret professionnel, le privilège relatif au litige ou le privilège relatif aux règlements9.

L’interprétation des articles 10 et 27.1 de la Loi est au cœur du débat entre les parties :

Obligation de fournir des renseignements
10 (1) Les ministères de la fonction publique, les organismes de la Couronne, les sociétés contrôlées par la Couronne et les bénéficiaires de subventions donnent au vérificateur général les renseignements concernant leurs pouvoirs, leurs fonctions, leurs activités, leur structure, leurs opérations financières et leur mode de fonctionnement que celui-ci estime nécessaires pour exercer les fonctions que lui attribue la présente loi. 

Accès aux dossiers
(2) Le vérificateur général a le droit d’avoir libre accès à tous les livres, comptes, registres financiers, fichiers informatiques, rapports, dossiers ainsi qu’à tout autre document, objet ou bien qui appartiennent aux ministères, aux organismes de la Couronne, aux sociétés contrôlées par la Couronne ou aux bénéficiaires de subventions, selon le cas, ou qu’ils utilisent, et que le vérificateur général estime nécessaires pour exercer les fonctions que lui attribue la présente loi.

Non une renonciation à un privilège
(3) Une divulgation faite au vérificateur général en application du paragraphe (1) ou (2) ne constitue pas une renonciation au privilège du secret professionnel de l’avocat, au privilège lié au litige ou au privilège à l’égard des négociations en vue d’un règlement. 

Obligation de garder le secret
27.1 (1) Le vérificateur général, le sous-vérificateur général, le commissaire à la publicité, le commissaire à l’environnement nommé en vertu de l’article 50 de la Charte des droits environnementaux de 1993, les employés du Bureau du vérificateur général ainsi que les personnes nommées pour aider le vérificateur général pendant une période limitée ou à l’égard d’une question particulière sont tenus de garder le secret sur toutes les questions dont ils prennent connaissance dans le cadre de leur emploi ou dans l’exercice des fonctions que leur attribue la présente loi. 

Idem
(2) Sous réserve du paragraphe (3), les personnes tenues au secret en application du paragraphe (1) ne doivent communiquer à aucune autre personne une question visée à ce paragraphe, sauf dans la mesure exigée pour l’application de la présente loi ou dans le cadre d’une instance introduite en vertu de celle-ci ou du Code criminel (Canada). 

Idem
(3) La personne tenue au secret en application du paragraphe (1) ne doit divulguer aucun renseignement ni document divulgué au vérificateur général en application de l’article 10 qui est assujetti au privilège du secret professionnel de l’avocat, au privilège lié au litige ou au privilège à l’égard des négociations en vue d’un règlement, sauf si la personne a obtenu le consentement de chaque titulaire du privilège. 

En première instance, le juge en chef de la Cour supérieure de justice de l’Ontario rejette le recours en remède déclaratoire de la vérificatrice générale. Il retient, à la lumière des articles 10 et 27.1(3) de la Loi, que le législateur n’a pas démontré l’intention claire, explicite et non équivoque d’abroger le secret professionnel, le privilège relatif au litige et le privilège relatif aux règlements. Ainsi, il est d’avis que la vérificatrice générale ne s’est pas vu attribuer le pouvoir d’obtenir des documents et renseignements privilégiés.

La Cour d’appel de l’Ontario (la « Cour »), sous la plume de l’honorable Michael H. Tulloch, confirme cette décision.

 

Les paragraphes 10(3) et 27.1(3) de la Loi n’écartent pas clairement l’application des privilèges et pourraient plutôt avoir pour but de les maintenir en cas de divulgation volontaire ou accidentelle

La Cour rejette l’argument de la vérificatrice générale voulant que la lecture conjointe des paragraphes 10(3) et 27.1(3) de la Loi démontre une intention claire, explicite et sans équivoque du législateur de permettre la divulgation forcée de documents privilégiés puisque le premier prévoit que la communication faite au vérificateur général en application des paragraphes 10(1) et (2) ne constitue pas une renonciation aux privilèges et qu’en vertu du second, les employés du Bureau du vérificateur général sont tenus au secret à l’égard de renseignements et documents privilégiés.

D’abord, la Cour précise qu’un tel raisonnement élargit erronément la portée du paragraphe 61 de l’arrêt Lizotte10, où la Cour suprême écrit : « D’abord, le législateur ne doit pas forcément utiliser l’expression « secret professionnel » de l’avocat pour le mettre à l’écart. Dans le cadre d’une mise à l’écart qui reste claire, explicite et non équivoque, il pourrait employer une autre expression qui puisse s’interpréter comme référant sans ambiguïté à ce secret. » Elle rappelle ensuite qu’au contraire, le législateur ne peut abroger un privilège par inférence11. Enfin, la Cour conclut, comme le lui plaidait l’Université Laurentienne, qu’il est plausible que le législateur ait plutôt voulu, par les paragraphes 10(3) et 27.1(3) de la Loi, sauvegarder le secret professionnel, le privilège relatif au litige et le privilège relatif aux règlements en cas de divulgation volontaire ou accidentelle de documents privilégiés12. Puisque qu’il existe d’autres façons plausibles d’interpréter les dispositions, l’article 10 de la Loi n’est donc pas suffisamment clair, explicite et non équivoque pour écarter l’application des privilèges13.

 

La preuve extrinsèque n’appuie pas les prétentions de la vérificatrice générale

La Cour conclut que contrairement à la prétention de la vérificatrice générale, les débats parlementaires n’appuient pas sa position, ceux-ci ne contenant aucune discussion relative à l’abrogation des privilèges14.

Elle indique en outre que le juge de première instance pouvait se référer à des textes législatifs adoptés de façon contemporaine à la Loi pour guider son interprétation de celle-ci15. Elle précise que si cette preuve extrinsèque n’est pas en soi suffisante pour fonder une interprétation de l’article 10 de la Loi, elle penche néanmoins en faveur de la position de l’Université Laurentienne16.

 

Bientôt de nouvelles dispositions?

Le législateur ontarien pourrait réagir rapidement à l’arrêt de la Cour, car depuis la décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, un projet de loi modifiant la Loi a été déposé à l’Assemblée législative de l’Ontario et a franchi l’étape de la première lecture17. Il a pour objet avoué d’écarter tout droit en matière de vie privée, de confidentialité ou de privilège, qui pourrait entraver une demande de communication ou d’accès du vérificateur général, et comporte un libellé on ne peut plus clair, explicite et non équivoque :

1 Les paragraphes 10 (1) et (2) de la Loi sur le vérificateur général sont abrogés et remplacés par ce qui suit :

Obligation de fournir des renseignements
(1) Les ministères de la fonction publique, les organismes de la Couronne, les sociétés contrôlées par la Couronne et les bénéficiaires de subventions donnent au vérificateur général les renseignements concernant leurs pouvoirs, leurs fonctions, leurs activités, leur structure, leurs opérations financières et leur mode de fonctionnement que celui-ci estime nécessaires pour exercer les fonctions que lui attribue la présente loi, même si ces renseignements ou documents sont confidentiels ou assujettis au privilège du secret professionnel de l’avocat, au privilège lié au litige ou au privilège à l’égard des négociations en vue d’un règlement.

Accès aux dossiers
(2) Malgré tout autre droit en matière de vie privée, de confidentialité ou de privilège, notamment le privilège du secret professionnel de l’avocat, le privilège lié au litige, le privilège à l’égard des négociations en vue d’un règlement et l’immunité dans l’intérêt public, le vérificateur général a le droit d’avoir libre accès à tous les livres, comptes, registres financiers, fichiers informatiques, rapports, dossiers ainsi qu’à tout autre document, objet ou bien qui appartiennent aux ministères, aux organismes de la Couronne, aux sociétés contrôlées par la Couronne ou aux bénéficiaires de subventions, selon le cas, ou qu’ils utilisent, et que le vérificateur général estime nécessaires pour exercer les fonctions que lui attribue la présente loi.

Les auteurs tiennent à remercier Alexandra Gévry, étudiante en droit, pour sa précieuse contribution à cet article.

__________

1 2023 ONCA 299.
2 Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 SCC 44.
3 Lizotte c. Aviva, Compagnie d’assurance du Canada, 2016 CSC 52.
4 L.R.O. 1990, c. C-A. 35.
5 2023 ONCA 299, par. 8-9.
6 2023 ONCA 299, par. 9.
7 2023 ONCA 299, par. 10.
8 2023 ONCA 299, par. 3 et 11.
9 Ibid.
10 2023 ONCA 299, par. 31.
11 2023 ONCA 299, par. 31-32. Voir aussi par. 35.
12 2023 ONCA 299, par. 33-35.
13 2023 ONCA 299, par. 35.
14 2023 ONCA 299, par. 28.
15 2023 ONCA 299, par. 36.
16 Ibid.
17 https://www.ola.org/fr/affaires-legislatives/projets-loi/legislature-43/session-1/projet-loi-19.

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