Et si l’arrêt Jordan avait des impacts en droit disciplinaire?

Malgré les efforts du législateur et des acteurs du système de justice, des délais procéduraux importants sont souvent observés devant les tribunaux. Le droit disciplinaire n’y fait pas exception.

En matière disciplinaire, le législateur est intervenu progressivement afin de prévoir des délais pour le traitement du dossier1, la tenue de l’audition2 et la rédaction du jugement3. Bien que ces délais soient établis à titre indicatif, l’intention est de reconnaître l’intérêt du défendeur d’obtenir audition et jugement dans un délai raisonnable.

En juillet 2016, la Cour suprême du Canada dans l’affaire Jordan4 a établi des délais procéduraux en dehors desquels l’inculpé est présumé ne plus bénéficier d’un procès juste et équitable. En effet, la Cour a instauré une présomption de délai déraisonnable lorsque le délai écoulé entre le dépôt des accusations et la conclusion du procès dépasse 18 mois pour les causes jugées devant une cour provinciale et 30 mois pour celles jugées devant une cour supérieure.

Alors qu’auparavant les délais pouvaient avoir un impact sur la notion de procès équitable en présence de la preuve d’un préjudice, ce nouveau cadre d’analyse vient résoudre les difficultés reliées au fardeau de démontrer ce préjudice.

Cette présomption établie par la Cour en matière criminelle et pénale peut-elle trouver une application en droit professionnel?

Des décisions récentes5 rendues dans la foulée de l’affaire Jordan établissent que la présomption qui y est décrite ne peut s’appliquer aux affaires disciplinaires. En effet, l’intimé, devant son conseil de discipline, n’est pas un « inculpé » au sens de la Charte canadienne. En outre, le droit disciplinaire ne participe pas du droit pénal, même s’il s’en inspire au niveau de la terminologie et de la procédure. Les conseils de discipline ont d’ailleurs, à de nombreuses reprises, cité les propos du juge Baudoin de la Cour d’appel dans l’affaire Béliveau c. Comité de discipline du Barreau du Québec6 en 1992 :

« (…) le droit disciplinaire est un droit sui generis et que c’est un tort de vouloir à tout prix y introduire la méthodologie, la rationalisation et l’ensemble des principes du droit pénal. Une plainte devant un Comité de discipline n’est pas une procédure criminelle ou quasi criminelle. La faute professionnelle pour sa part n’est pas non plus la faute criminelle. »

La procédure disciplinaire a ses règles propres, mais s’inspire à la fois du droit civil et du droit pénal. Le seul écoulement du temps ne peut entraîner un arrêt des procédures, puisque la faute disciplinaire est imprescriptible. Il est cependant établi que les instances disciplinaires doivent appliquer les principes de justice naturelle et ont l’obligation d’agir équitablement.

Dans ce cadre, la démonstration d’un préjudice est exigée pour obtenir l’arrêt des procédures ou l’allégement de la sanction à titre de réparation. À qui sont imputables ces délais? L’intimé est-il privé, en raison des délais, d’une défense pleine et entière? L’intimé subit-il un préjudice des délais indus?

Contrairement aux instances criminelles et pénales, nous constatons que des conseils de discipline privilégient le plus souvent un allégement de la sanction plutôt qu’un arrêt des procédures, notamment lorsque le délai déraisonnable ou excessif découle de la durée du délibéré. Cet allégement pourra être pondéré par des facteurs tels que la gravité objective des infractions et la protection du public. Le délai préinculpatoire, soit le délai entre les faits à l’origine du manquement et le dépôt de la plainte, pourrait être également considéré pour apprécier l’équité de la procédure.

À cet égard, l’on ne peut passer sous silence le plus récent arrêt de la Cour d’appel rendu dans l’affaire Landry c. Guimont7. Dans cette affaire, plutôt que de retourner le dossier devant les instances disciplinaires pour l’imposition de la sanction, la Cour ordonne un arrêt des procédures en rappelant les circonstances exceptionnelles de l’affaire :

« (…) Il s’est écoulé entre 11 et 13 ans depuis la perpétration des comportements dérogatoires pour lesquels l’appelant a été radié provisoirement durant plus de 55 mois, une mesure qui a par la suite été infirmée par le Tribunal des professions.

[74] Il y a en conséquence lieu, en l’espèce, d’envisager un remède qui soit de nature à mettre fin à une utilisation de procédures devenues peu productives qui ont cours dans un climat d’affrontement que le passage du temps a accentué et dont la finalité dessert désormais l’intérêt de la justice en plus de mobiliser des ressources judiciaires de façon inefficace au détriment de justiciables dont l’accès à la justice est ainsi compromis.

[75] J’estime, dans ces circonstances, que l’arrêt des procédures est le seul remède qui puisse empêcher que se perpétue une situation qui n’est plus acceptable. »

Considérant l’importance accordée aux délais par les tribunaux supérieurs, l’avenir nous indiquera si la réponse des instances disciplinaires sera suffisante pour assurer la confiance des intervenants, du public et des professionnels dans le système de justice professionnel. L’arrêt Jordan pourrait trouver écho et accentuer la pression sur les instances disciplinaires lors du traitement des dossiers.


1 Règles de preuve et de pratique applicables à la conduite des plaintes soumises aux conseils de discipline des ordres professionnels.
2 Art. 139 Code des professions.
3 Art. 150 et 154.1 Code des professions.
4 R. c. Jordan, 2016 CSC 27.
5 Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier c. L’Écuyer, 2016 CanLII 74017, Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier c. Safdar, 2016 CanLII 78378, Ordre professionnel des dentistes c. Terjanian, 2016 CanLII 71683.
6 [1992] R.J.Q. 1822, 1825.
7 2017 QCCA 238.

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