Comprendre les critères permettant l’admissibilité en preuve d’une filature

Le 3 octobre dernier, la Cour d’appel du Québec rendait un important arrêt dans l’affaire Syndicat des travailleurs et travailleuses du CSSS Vallée-de-la-Gatineau1, concernant l’admissibilité en preuve d’une bande vidéo obtenue dans le cadre d’une filature. Dans cette affaire, la Cour d’appel invalidait une sentence arbitrale qui avait préalablement refusé l’admission en preuve d’une bande vidéo montrant une salariée se livrant à des activités incompatibles avec son état d’invalidité. 

Rappel des faits

Dans cette affaire, la salariée occupe un poste de préposée aux bénéficiaires dans un Centre de santé et de services sociaux. Elle est placée en arrêt de travail en raison d’une intervention liée à une lésion à l’épaule. Quelques mois plus tard, le médecin désigné par l’employeur émet une opinion dans laquelle il conclut que la salariée simule son état puisqu’il a été en mesure de l’observer descendre de son véhicule et mobiliser son bras de façon normale. Le médecin note également que la salariée avait déjà fait de fausses déclarations sur son état de santé auparavant, lors d’une période d’invalidité. Dans ce contexte, le médecin recommande à l’employeur de procéder à une filature. 

La surveillance de la salariée lors d’une journée permet de constater que celle-ci se déplace en automobile et fréquente un établissement commercial et un marché d’alimentation. À la suite du visionnement de la bande vidéo, l’employeur met un terme à l’emploi de la salariée. 

L’arbitre de grief a déclaré irrecevable en preuve l’enregistrement vidéo et a annulé le congédiement imposé à la salariée. La Cour supérieure accueille ensuite la demande de pourvoi en contrôle judiciaire et invalide la sentence arbitrale.

L’arrêt Bridgestone/Firestone2

Cette décision fait référence à l’arrêt de principe en la matière rendu par la Cour d’appel en 1999 dans l’affaire Bridgestone/Firestone, dans lequel les principes applicables à l’admissibilité d’éléments de preuve recueillis dans le cadre d’une filature sont établis. 

Ceux-ci peuvent être résumés de la manière suivante : 

  • Une procédure de surveillance et de filature représente à première vue une atteinte à la vie privée;
  • Bien qu’elle comporte une atteinte apparente au droit à la vie privée, la surveillance à l’extérieur de l’établissement peut être admise si : (1) elle est justifiée par des motifs sérieux et rationnels que l’employeur doit posséder avant de soumettre un salarié à la surveillance; et (2) elle doit être conduite par des moyens raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne;
  • Pour le choix des moyens, il faut que la filature apparaisse comme nécessaire pour la vérification du comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la façon la moins intrusive possible;
  • Si le salarié conteste l’admissibilité de la preuve de filature, il devra démontrer, en vertu de l’article 2858 du Code civil du Québec (ci-après : « C.c.Q. »), que celle-ci constitue : (a) une atteinte à un ou des droits fondamentaux; et (b) que l’utilisation de cette preuve déconsidérerait l’administration de la justice. Ces deux critères sont cumulatifs.

Les conclusions de la Cour d’appel

En l’espèce, la Cour d’appel rappelle qu’en vertu de l’article 2858 C.c.Q., le décideur doit impérativement procéder à une analyse en deux volets : d’abord décider si l’élément de preuve a été obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et ensuite décider si l’utilisation de cet élément de preuve est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. La Cour d’appel insiste sur le caractère impératif de cette analyse en deux volets. 

Dans sa décision, l’arbitre conclut que l’employeur n’avait pas de motif raisonnable de procéder à la filature et ne se croit pas autorisé à admettre la preuve malgré l’existence du deuxième volet. Il mentionne : 

[68] Je ne crois pas que le deuxième volet de l’article 2858 C.c.Q. m’autorise à recevoir la preuve à laquelle l’Employeur veut avoir recours. Je fais mien, à cet égard, le raisonnement de l’arbitre Brault dans Université Concordia. Permettre que soit utilisé, dans la présente affaire, un élément de preuve constitué au mépris du droit de la Plaignante à sa vie privée, alors que j’en suis venu à la conclusion que l’Employeur n’avait même pas un motif raisonnable pour entreprendre une filature, banaliserait l’atteinte à un droit fondamental et laisserait entendre qu’une preuve autrement inadmissible le deviendrait simplement parce qu’elle confirme possiblement, a posteriori, un soupçon ou une impression. Dans les circonstances de la présente affaire, je suis d’avis que la seule impression du médecin consultant de l’Employeur ne constituait pas un motif raisonnable duquel il pouvait s’autoriser pour entreprendre la filature du 23 septembre. Je suis par conséquent d’avis que la pièce E-4, le DVD-R réalisé par le témoin Lapointe de la firme Bélanger & Associés, est inadmissible en preuve. 

La Cour d’appel conclut que l’arbitre se méprend sur l’analyse du test de l’article 2858 C.c.Q. et que cette erreur est de nature à rendre déraisonnable la sentence arbitrale. Dans le présent cas, la Cour d’appel reproche à l’arbitre de limiter son examen au premier volet de l’article 2858 C.c.Q, et son raisonnement circulaire selon lequel l’atteinte aux droits fondamentaux rend l’utilisation de la preuve vidéo susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, ce qui est contraire à l’état actuel du droit. La Cour d’appel souligne qu’un test de proportionnalité doit être fait, et que la gravité de l’atteinte aux droits fondamentaux tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l’intérêt juridique de l’auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation doivent être soupesés afin de déterminer si l’administration de la justice est susceptible d’être déconsidérée.

La Cour rappelle finalement que « la recherche de la vérité doit l’emporter si les circonstances ne sont ni suffisamment graves ni suffisamment exceptionnelles pour que l’on déroge à la règle voulant que toute preuve pertinente soit en principe recevable. » Dans ce contexte, la Cour conclut que la bande vidéo aurait dû être admise en preuve par l’arbitre.

Conclusion

Cette décision réitère les principes établis par la Cour d’appel dans l’affaire Bridgestone/Firestone. Par ailleurs, la Cour d’appel insiste sur l’importance du deuxième volet de l’analyse qui consiste à vérifier si l’admissibilité d’un élément de preuve est de nature à déconsidérer l’administration de la justice. La Cour vient réaffirmer le principe de l’importance de la recherche de la vérité et conclut que ce n’est que dans des circonstances graves et exceptionnelles que ce principe doit être écarté. 

La filature est un élément intéressant à considérer lorsqu’un employeur a des doutes sur la loyauté d’un salarié en état d’invalidité. L’employeur devra baser sa décision de procéder à la filature sur des motifs raisonnables et il aura intérêt à ce que la filature soit effectuée dans des conditions où la vie privée du salarié n’est pas atteinte d’une manière déraisonnable ou abusive. Dans ce contexte, le risque de maintien d’une objection sur l’admissibilité de la preuve vidéo sera considérablement réduit.


1 2019 QCCA 1669
2 D.T.E. 99T-846 (C.A.)

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