Commentaire sur la décision G.A. c. N.B. – L’abus sexuel sous l’angle de la responsabilité civile et de l’autorité parentale

Ce texte a été initialement publié dans La référence, sous la citation EYB2023REP3681.

 

Résumé

L’auteur commente cette décision de la Cour d’appel qui est appelée à intervenir à la suite d’un jugement de la Cour supérieure ayant condamné un abuseur et les parents de la victime à verser à cette dernière plus de 800 000 $ en indemnisation pour le préjudice subi.

 

I – Le contexte

Depuis plusieurs années, les tribunaux sont sous les feux de la rampe dans leur traitement des crimes à caractère sexuel, alors que plusieurs causes médiatisées ont défrayé les manchettes. Les mouvements sociaux, l’évolution de la mentalité collective et le besoin d’avoir une justice adaptée aux victimes sont, entre autres, responsables de certains changements apportés par le législateur à l’appareil judiciaire québécois pour aider à rebâtir la confiance des personnes victimes de violence sexuelle envers le système de justice.

La sanction, en novembre 2021, de la Loi visant la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale1 est certainement un pas dans la bonne direction, alors que les objectifs gouvernementaux sont limpides. En effet, la loi vise à rebâtir la confiance des personnes victimes de violence sexuelle et de violence conjugale envers le système de justice et elle a également pour but d’offrir à ces personnes des services psychosociaux et judiciaires intégrés et adaptés, et ce, dès leur premier contact avec un service de police. Certains projets pilotes sont en cours dans certains districts judiciaires, et il est prévu que le tribunal spécialisé soit déployé à la grandeur de la province d’ici le 30 novembre 20262.

En parallèle à ces démarches visant principalement la sphère criminelle du droit, les tribunaux civils ont parfois à traiter des crimes sexuels sous l’angle de la responsabilité civile.

 

II – Le jugement entrepris

Dans la décision N.B. c. G.A.3 rendue le 20 juillet 2020, la Cour supérieure doit analyser la faute commise par l’abuseur par la perpétration gestes à caractère sexuel et la responsabilité potentielle des parents au regard de leur devoir de garde, de surveillance et d’éducation, comme il est prévu, notamment, à l’article 599 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »).

Les faits peuvent se résumer comme suit. La demanderesse prétend que lors des visites chez ses grands-parents maternels, entre 1980 et 1987, son oncle aurait abusé d’elle, alors qu’elle était contrainte de dormir dans la même chambre que lui. Au moment des faits, la demanderesse était âgée de 9 à 16 ans. Selon les prétentions de la demanderesse, sa mère refuse qu’elle dorme à un autre endroit de la maison.

La demanderesse réclame solidairement à son agresseur et à ses parents la somme de 1 426 825 $ en dommages et de 350 000 $ en dommages punitifs. Elle poursuit ses parents solidairement en raison du fait qu’elle prétend qu’ils ont failli à leur devoir de garde, de surveillance et d’éducation, ce qui a permis à son oncle d’abuser d’elle.

Dans son jugement de première instance, le juge retient la responsabilité solidaire de l’oncle et des parents. Il estime que la demanderesse a droit à 388 308,53 $ pour compenser sa perte de capacité de gains entre 2002 et 2020. Il ajoute 261 397,65 $ en guise de dommages compensant les manifestations futures de ce préjudice. Il ordonne également le remboursement des honoraires du Dr Mailloux et alloue 100 000 $ à titre de dommages-intérêts pour pertes non pécuniaires. Il condamne l’oncle à des dommages punitifs de 25 000 $ et les parents à 15 000 $ chacun. Pour valoir entre eux, il attribue 60 % de la responsabilité à l’oncle et 40 % aux parents4.

Pour un survol complet de la décision de première instance, l’auteur renvoie le lecteur au commentaire de Chantale Bouchard5.

 

III – La décision

Les défendeurs en ont appelé du jugement de première instance en invoquant plusieurs motifs. D’abord, ils arguent que la demanderesse exagère les conséquences des agressions sexuelles et qu’il y a un manque de preuve quant au quantum octroyé. Ensuite, les parents estiment que le juge a erré en leur attribuant 40 % de la responsabilité, banalisant ainsi la gravité des gestes commis par l’agresseur. Finalement, l’oncle défend que le juge a erré dans son appréciation des témoignages et qu’il aurait dû appliquer l’article 1615 C.c.Q. en raison de la difficulté que pose l’évaluation du préjudice de l’intimée.

Dans son jugement rendu le 12 juillet 2023, la Cour d’appel aborde ces différents motifs d’appel.

A) Le lien de causalité et l’évaluation du quantum

Comme premier moyen d’appel, les appelants doutent de la pertinence de certains éléments retenus par le juge de première instance quant au lien de causalité, comme la difficulté de l’intimée à faire confiance à d’autres personnes, son incapacité à tolérer la présence d’un homme autre que son conjoint et l’absence de relations sexuelles avec ce dernier. Ils évoquent également d’autres agressions sexuelles dont a été victime l’intimée de l’enfance à la vie adulte6.

À ce sujet, la Cour d’appel s’exprime comme suit :

« Le lien de causalité entre les gestes reprochés aux appelants et le préjudice subi par N… a été établi. Le Dr Van Gijseghem, tout en soulignant les difficultés inhérentes à l’établissement d’un lien de causalité, conclut dans son rapport d’expertise à la « compatibilité » des symptômes qu’elle décrit avec un « vécu d’abus sexuels ». Lors de son témoignage, lequel fait suite à celui de N…, il maintient ses conclusions. Par ailleurs, il ne fait aucun doute que le fait de craindre et de subir des agressions à répétition, dans un contexte où la victime perçoit que ses parents ne lui laissent d’autre choix que de dormir dans le lit de son agresseur, est de nature à causer un préjudice certain. Au surplus, il est indéniable que N… en veut à ses parents de n’avoir rien fait pour la protéger et que ce ressentiment nourrit son anxiété et son insécurité. »7

Les appelants avancent également que l’intimée n’a pas établi sa perte de capacité de gains, le juge de première instance ayant lui-même qualifié la preuve de « peu généreuse »8. À cet égard, la Cour rappelle d’entrée de jeu son corridor d’intervention très étroit, alors qu’elle n’interviendra que dans les deux cas de figure suivants : 1) l’évaluation des dommages résulte d’une erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation de la preuve ou d’une erreur de droit ou 2) lorsque le montant accordé choque le sens de la justice, car il est manifestement disproportionné ou déraisonnable9.

Quant à la notion de préjudice futur devant être certain au sens de l’article 1611 al. 2 C.c.Q., le tribunal précise que le fardeau de la preuve demeure celui de la balance des probabilités que codifie l’article 2804 C.c.Q.10 De surcroît, les juges en appel rappellent les difficultés inhérentes à la démonstration du préjudice futur et à l’évaluation des séquelles psychologiques subies par l’intimée en raison des agressions sexuelles dont elle a été victime11.

La Cour, en raison du caractère hautement factuel de l’évaluation du préjudice, doit faire preuve de déférence à l’endroit des conclusions du juge de première instance. Ainsi, les juges tranchent qu’il n’y a pas lieu d’intervenir.

B) Le partage de la responsabilité entre les défendeurs

Les parents, qui n’ont pas commis les gestes reprochés, contestent le fait qu’ils doivent répondre, à la hauteur de 40 % du préjudice subi. Selon eux, cette conclusion vient banaliser la gravité des gestes commis par l’agresseur. La Cour d’appel n’est pas de cet avis.

Le juge de première instance supporte son analyse de plusieurs éléments factuels importants : les parents ayant permis que leur fille couche dans le même lit que l’agresseur malgré sa demande de dormir ailleurs, l’inaction des parents après avoir appris la participation de l’oncle au viol d’une jeune fille de 14 ans et l’insensibilité des parents à la suite du dévoilement, par l’intimée, de sa tentative de suicide et des agressions.

La Cour d’appel mentionne que la décision du juge de première instance ne vient pas minimiser la responsabilité de l’oncle, en ce que ce dernier demeure solidairement responsable pour le tout face à l’intimée12. Dans ce contexte, la Cour juge qu’il n’y a pas lieu d’intervenir et rejette ce motif d’appel.

C) L’appréciation des témoignages par le juge de première instance et application de l’article 1615 C.c.Q.

En première instance, en raison des versions contradictoires offertes par l’intimée et l’agresseur, l’appréciation de la crédibilité des témoignages revêtait une importance capitale. Le juge considère le témoignage de l’intimée crédible et conclut, par l’identification de divers faits objectifs, que l’absence d’abus s’avère une thèse improbable. L’appelant conteste le jugement entrepris, qui fait selon lui abstraction de certains éléments déterminants comme certaines inexactitudes dans le témoignage de l’intimée. La Cour ne voit aucune erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation du témoignage de l’intimée. Les contradictions présentées par la demanderesse ont été relativisées et contextualisées en première instance et n’ont qu’un caractère secondaire13. De plus, l’appelant ne parvient pas à faire la preuve d’une erreur déterminante commise par le juge qui ne le croit manifestement pas; l’appelant ayant témoigné à l’effet qu’il ne conserve aucun souvenir des agressions et demeurant imprécis sur l’ensemble des faits contemporains aux événements14.

Finalement, l’appelant, dans un contexte où l’évaluation du préjudice est complexe, suggère que le juge aurait dû réserver les droits de l’intimée en vertu de l’article 1615 C.c.Q. Ce moyen d’appel est rejeté; la réserve de droit étant édictée en faveur du créancier – ici la victime – qui n’en a pas fait la demande.

D) La conclusion de la Cour d’appel

Les juges rejettent tous les moyens d’appels soulevés par les appelants, le tout avec les frais de justice contre ces derniers. La décision de première instance est donc confirmée.

 

IV – Les commentaires conclusifs de l’auteur

Le traitement judiciaire des dossiers impliquant des sévices sexuels n’a pas fini de faire parler dans la sphère publique. La décision analysée rappelle que les victimes, en plus des démarches devant les instances criminelles, peuvent obtenir compensation en droit civil pour le préjudice subi.

La décision met en lumière l’importance des devoirs parentaux et le rôle qu’une défaillance parentale peut jouer dans une telle situation. Bien que la jurisprudence entérine le fait que le devoir de protection ait déjà permis de poursuivre une personne en autorité dans des cas similaires15, la décision est singulière en droit québécois quant à l’établissement d’un partage de la responsabilité entre les titulaires de l’autorité parentale de la victime et un agresseur. Certaines décisions répertoriées établissent un partage de responsabilité entre les titulaires de l’autorité parentale de l’agresseur et l’agresseur16.

L’entérinement, par la Cour d’appel, de la décision de première instance, est un pas de plus dans l’atteinte de l’objectif du législateur qui consiste à rebâtir la confiance des victimes envers le système de justice.

__________

1 RLRQ c T-15.2.
2 Gouvernement du Québec, À propos du tribunal spécialisé, https://www.quebec.ca/justice-et-etat-civil/systeme-judiciaire/processus-judiciaire/tribunal-specialise-violence-sexuelle-violence-conjugale/a-propos, consulté le 27 août 2023.
3 2021 QCCS 3179, EYB 2021-398375.
4 G.A. c. N.B., 2023 QCCA 932, paragr. 35 (décision commentée).
5 Repères, Octobre 2021, EYB2021REP3350.
6 Paragr. 40 de la décision commentée.
7 Paragr. 42 et 43 de la décision commentée.
8 N.B. c. G.A., préc. note 3, paragr. 194.
9 Girard c. 9220-8833 Québec inc., 2022 QCCA 695, paragr. 44.
10 Paragr. 55 de la décision commentée.
11 Paragr. 59 de la décision commentée.
12 Paragr. 67 de la décision commentée.

13 Paragr. 76 et 77 de la décision commentée.
14 Paragr. 81 de la décision commentée.
15 A c. Watch Tower Bible and Tract Society of Canada, 2019 QCCS 729, paragr. 54.
16 Voir notamment B. (M.) c. B. (R.L.), 2001 CanLII 40172 (QC CS).

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