Bilinguisme exigé? La Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick se penche sur la nomination d’une lieutenante-gouverneure unilingue anglophone

Le 14 avril dernier, dans l’affaire Société de l’Acadie du NouveauBrunswick c. Le très honorable premier ministre du Canada1, la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick (la « Cour »), sous la plume de sa juge en chef Tracey K. DeWare, tranchait affirmativement une importante question en matière de droits linguistiques : la personne occupant la fonction de lieutenant.e-gouverneur.e du Nouveau-Brunswick doit-elle être bilingue?

 

Contexte

Le 4 septembre 2019, sur l’avis du premier ministre, le Bureau du Conseil privé recommandait la nomination, par la gouverneure générale du Canada, de Brenda Louise Murphy, une unilingue anglophone, à titre de lieutenante-gouverneure du Nouveau-Brunswick. Conformément à la convention constitutionnelle au Canada, la gouverneure générale s’est pliée à cette recommandation et a signé le décret en conseil nommant Mme Murphy.

La Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick a alors institué un recours sollicitant une ordonnance de la Cour déclarant que la recommandation du premier ministre relative à la nomination de Mme Murphy était inconstitutionnelle en ce qu’elle contrevenait aux paragraphes 16(2), 16.1(2), 18(2) et 20(2) de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») d’une façon injustifiable en vertu de l’article premier de celle-ci.

Le Nouveau-Brunswick est la seule province canadienne pour laquelle l’égalité des communautés linguistiques française et anglaise fait l’objet de telles garanties constitutionnelles.

 

La justiciabilité de la question 

Dans son jugement, la juge en chef DeWare accepte de se saisir de la question de savoir si l’avis du premier ministre ayant mené à la nomination de la lieutenante-gouverneure Murphy était conforme aux droits linguistiques conférés par la Charte à la population du Nouveau-Brunswick.

En effet, après avoir passé en revue la jurisprudence canadienne portant sur la règle de la justiciabilité, la Cour retient qu’il semble de nos jours bien établi que toute action gouvernementale, incluant l’exercice de prérogatives, est susceptible de révision par les tribunaux lorsque sont invoquées des atteintes aux droits garantis par la Charte2.

 

L’égalité réelle exige que les Néo-Brunswickois.es puissent interagir avec leur cheffe d’état dans la langue de leur choix

La Cour commence son analyse en notant que la jurisprudence canadienne établit clairement que l’égalité des deux langues officielles consacrée à la Charte impose des obligations aux institutions du gouvernement et à l’organe législatif, et non aux personnes qui y travaillent3.

La Cour estime toutefois qu’il serait simpliste d’écarter les dispositions de la Charte en cause au motif que la charge de lieutenant.e-gouverneur.e est occupée par une personne physique4. À cet égard, elle souligne l’unicité de cette charge, dont le ou la titulaire agit comme chef.fe d’État du Nouveau-Brunswick. Dans les circonstances, la Cour considère que la nomination d’une personne unilingue est difficilement compatible avec une interprétation téléologique des dispositions de la Charte visées ou avec l’esprit de ces dispositions5. En fait, selon la juge en chef DeWare, l’égalité réelle exige que les membres des deux communautés linguistiques constitutionnellement reconnues soient en mesure d’interagir directement avec leur chef.fe d’État dans la langue officielle de leur choix6.

Par ailleurs, la juge en chef DeWare n’établit pas de distinction entre le fait de recommander la nomination d’une personne unilingue francophone ou anglophone à titre de lieutenant.e-gouverneur.e :

[56] La requête dont la Cour est actuellement saisie vise une lieutenante-gouverneure unilingue anglophone. Il est peut-être important de reconnaître qu’il n’y a jamais eu de lieutenant-gouverneur unilingue francophone au Nouveau-Brunswick. Les arguments juridiques faits devant la Cour seraient les mêmes si le lieutenant-gouverneur était unilingue francophone. Toutefois, une telle situation ne s’est jamais produite au Nouveau-Brunswick. Il est utile de reconnaître franchement cette réalité pour les besoins de la présente analyse.

En somme, la Cour conclut que la recommandation du premier ministre de nommer Mme Murphy, une personne unilingue anglophone, à titre de lieutenante-gouverneure du Nouveau-Brunswick contrevenait aux paragraphes 16(2), 16.1(2) et 20(2) de la Charte. La Cour ajoute que l’article premier de la Charte n’était pas pertinent dans les circonstances, d’autant plus qu’il n’avait pas été plaidé par le premier ministre ni la gouverneure générale, intimés en l’instance7.

 

Une réparation laissée aux soins de l’exécutif fédéral

Soucieuse de l’instabilité juridique que pourrait provoquer l’invalidation du décret en conseil en vertu duquel Mme Murphy fut nommée lieutenante-gouverneure, la juge en chef DeWare refuse de déclarer le décret invalide et dispose plutôt de l’affaire en ces termes :

[76] Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, la Cour ordonne ce qui suit :

(i) en application des paragraphes 16(2), 16.1(2) et 20(2) de la Charte canadienne des droits et libertés, le lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick doit être bilingue et capable de s’acquitter de toutes les tâches requises de son rôle en anglais et en français; […]

Ce faisant, la Cour laisse à l’exécutif fédéral le soin de prendre « des mesures appropriées et promptes pour corriger la situation »8. Pour l’heure, le gouvernement fédéral a annoncé son intention de porter la décision en appel9.

 

Conclusion 

Cette décision – si tant est qu’elle puisse être confirmée en appel – est susceptible d’avoir des répercussions tant au Nouveau-Brunswick qu’au niveau fédéral. Rappelons en effet que la gouverneure générale actuelle, Son Excellence la très honorable Mary May Simon, ne maîtrise pas le français. À cet égard, un projet de loi visant à imposer que le ou la titulaire de la charge de gouverneur.e général.e soit bilingue est présentement à l’étude au Sénat10. Manifestement, le bilinguisme des représentants et représentantes de la Reine au Canada n’a pas fini de faire parler de lui.

__________

1 2022 NBBR 85.
2 Id., par. 29-33.
3 Id., par. 42.
4 Id., par. 54.
5 Id., par. 53.
6 Id., par. 62.
7 Id., par. 63-64.
8 Id., par. 75.
9 Voir, par exemple : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1883626/lieutenant-gouverneur-jugement-federal-appel-constitution.
10 Voir S-220 (44-1) – LEGISinfo – Parlement du Canada.

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