Un nouveau chapitre pour le devoir de loyauté

Cet article a d’abord paru dans le VigieRT – février 2016 de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés.

Au Québec, il est établi que tout employé est légalement tenu d’être loyal à son employeur. Cette prémisse assure certes une protection pour l’employeur, mais jusqu’à quel point? Étant donné la mobilité croissante de la main-d’œuvre, il importe de connaître ce à quoi un employeur peut s’attendre d’un employé, particulièrement en prévision d’une situation dans laquelle ce dernier partirait au profit d’un compétiteur. La Cour d’appel suscite une réflexion quant à la portée de l’obligation de loyauté dans sa récente décision Traffic Tech International inc. c. Milgram et Compagnie ltée1. Avant d’aborder cette affaire, il convient de rappeler brièvement en quoi consiste cette obligation. 

L’obligation de loyauté prend source à l’article 2088 du Code civil du Québec (le Code) qui se lit comme suit : 

2088. Le salarié, outre qu’il est tenu d’exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail. 

Ces obligations survivent pendant un délai raisonnable après cessation du contrat, et survivent en tout temps lorsque l’information réfère à la réputation et à la vie privée d’autrui. 

Les auteurs et la jurisprudence s’entendent pour dire que le devoir de loyauté doit être interprété restrictivement. En fait, l’article 2088 al.2 du Code ne peut suppléer aux effets de la négligence de l’employeur qui a omis ou oublié d’imposer une clause de non-concurrence. 

Cette obligation impose le devoir à tout salarié d’agir avec loyauté et notamment de ne pas faire usage des renseignements confidentiels obtenus dans l’exécution de ses fonctions. Cela se traduit entre autres par les devoirs du salarié de faire primer les intérêts de l’employeur avant les siens et d’agir avec honnêteté et bonne foi. En cours d’emploi, la violation grave ou répétée de ce devoir deviendra un motif sérieux pouvant mener à un congédiement.2

L’étendue du devoir de loyauté va dépendre d’une variété de facteurs tels la nature particulière de l’emploi et de l’entreprise, la durée du service du salarié au sein de l’entreprise, le positionnement hiérarchique du salarié dans l’entreprise et le niveau de responsabilités, l’existence de liens privilégiés du salarié avec la clientèle de l’employeur, l’accès à des renseignements confidentiels, etc. Ce faisant, dans le contexte d’un ex-salarié qui était un employé clé, un cadre ou qui avait des liens privilégiés avec les clients, le devoir de loyauté est beaucoup plus important. 

Il convient toutefois de noter que l’obligation de loyauté devient moins contraignante lorsque la relation d’emploi prend fin. Cette nuance est importante puisqu’il serait inadéquat, par exemple, d’exiger que l’ancien employé demeure au service exclusif de l’entreprise après la terminaison du lien d’emploi. Ainsi, ce sont principalement les obligations de bonne foi et d’honnêteté qui subsistent, mais seulement pour un certain temps. La Cour d’appel a d’ailleurs déjà identifié certains comportements qui contreviennent à ces obligations de l’employé dans la période post-emploi, tels : 

« Utiliser, aux fins de sollicitation de clientèle, des documents ou renseignements confidentiels de l’ex-employeur ou utiliser de tactiques de dénigrement ou se livrer à des tromperies ou à de fausses représentations; profiter indûment de certaines relations privilégiées avec la clientèle; solliciter de façon insistante et systématique ses ex-collègues de travail et tenter de les convaincre de quitter l’employeur; conserver des biens ou des documents de l’ex-employeur. »3

 Il est aussi reconnu que l’obligation de loyauté n’empêche pas de concurrencer son ancien employeur en utilisant ses compétences, ses aptitudes et son expérience. Cette obligation ne confère pas non plus à l’employeur une mainmise sur sa clientèle. Comme le souligne la Cour supérieure dans Imprimerie d’Arthabaska, c’est la façon de solliciter les clients qui peut en faire une opération déloyale4

En somme, le salarié qui quitte son employeur peut normalement lui faire immédiatement concurrence, et ce, en cherchant à s’approprier sa clientèle. Cependant, ce ex-employé ne doit pas utiliser de moyens frauduleux, malhonnêtes ou abusifs. Bref, la concurrence permise implique un respect des exigences de la bonne foi. 

Dans la même optique, un employeur ne peut, sur la simple base de l’obligation de loyauté, s’opposer à ce qu’un salarié de son entreprise aille travailler chez un compétiteur. 

Enfin, l’obligation de loyauté ne restera qu’exceptionnellement en vigueur pour une durée de plus que quelques mois après le départ de l’employé. Après l’expiration de ce délai raisonnable, l’ex-salarié n’est plus assujetti qu’aux règles ordinaires applicables à la concurrence. 

C’est donc cette obligation de loyauté qui, confrontée à l’appât du gain chez un ex-employé, a donné lieu à travers le temps à des situations non désirées pour certains employeurs. 

L’affaire Traffic Tech International inc.

Dans cette affaire, l’employé avait été à l’emploi de la compagnie Milgram & Company Ltd. pendant dix ans. Il avait signé, au moment de son embauche, un engagement de confidentialité et de non-sollicitation de la clientèle de l’employeur. En août 2015, il a démissionné pour se joindre à Traffic Tech International Inc., une entreprise concurrente. 

Avant son départ, l’employé avait sollicité un client pour qu’il fasse affaire avec son futur employeur, contrevenant de ce fait à son obligation de loyauté. Informé de cette situation, l’ex-employeur a déposé une requête en injonction provisoire afin que l’ex-employé respecte son engagement de loyauté et de non-sollicitation. Le 16 septembre 2015, la Cour supérieure a prononcé une ordonnance provisoire, valide pour dix jours, dans laquelle elle ordonnait à l’ex-employé notamment de se conformer à ses obligations légales et contractuelles de loyauté, de confidentialité et de non-sollicitation de clients. 

Subséquemment, le 29 septembre 2015, les parties se sont présentées devant la Cour supérieure afin de faire reconduire cette ordonnance. La juge a, en plus de reconduire l’ordonnance, ajouté deux conclusions, soit : 

  • interdire à l’ex-employé de travailler chez son nouvel employeur, Traffic Tech, jusqu’au 16 décembre 2015;
  • ordonner au nouvel employeur d’accorder à l’ex-employé un congé avec solde durant cette période. 

La Cour d’appel a accordé, de façon exceptionnelle, la permission d’appeler de cette ordonnance de sauvegarde. Selon elle, les conclusions ajoutées par la juge de première instance lors de l’émission de l’ordonnance de sauvegarde excèdent ce qui était nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’ex-employeur, d’autant plus que la conclusion relative au congé avec solde a été prononcée sans qu’une partie en fasse la demande et sans être discuté à l’audience. 

Selon la Cour d’appel, la juge ne pouvait pas « brimer le droit au travail de l’appelant alors que cela n’était pas nécessaire, d’une part, et que ce dernier n’avait pas signé un engagement de non-concurrence, d’autre part ». Il est aussi clairement indiqué que l’obligation de loyauté prévue au Code ne doit pas être interprétée comme l’équivalent d’une clause de non-concurrence. 

Au passage, la Cour rappelle la règle formulée dans l’arrêt Excelsior5 en indiquant que : « le concept de loyauté doit être manié avec discernement pour ne pas paralyser la liberté de travail et de concurrence »6

Discussion

Ainsi, il ressort de cette décision que la Cour d’appel rappelle les droits de l’employé à la liberté de travail, encadrant ainsi l’obligation légale de loyauté prévue au Code. Dans sa décision, la Cour d’appel n’a pas permis de forcer le congé avec solde de l’employé. Certes, ce dernier avait manqué à son devoir de loyauté à une seule occasion, mais cela ne pouvait justifier la mesure du congé forcé. 

L’obligation que commande le Code quant au devoir de loyauté post-emploi se rapproche davantage de l’obligation de bonne foi qui s’impose à tous en matière de responsabilité civile qu’à une protection contre des pratiques telles la sollicitation de clientèle sans recours à des informations confidentielles. Or, la Cour d’appel a indiqué que la décision de première instance excédait ce qui était nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur.7 

Ce constat est certes influencé par le contexte hautement concurrentiel du monde économique actuel. En effet, l’économie libérale fait en sorte de hausser le niveau de concurrence non seulement entre les entreprises, mais aussi au niveau de la main-d’œuvre. La Cour d’appel reconnaît donc qu’il est très restrictif de ne pas permettre à un employé de travailler lorsqu’elle procède à l’exercice d’équilibration entre les intérêts de l’employeur et le droit au travail de l’employé. 

Somme toute, les conclusions étayées dans cette décision doivent être perçues par les employeurs non pas comme une limitation de leurs droits, mais plutôt comme un incitatif à utiliser à bon escient les outils à leur disposition. En effet, l’obligation de loyauté prévue au Code n’est pas le véhicule le plus efficace permettant de limiter le droit d’un employé de travailler pour un autre employeur. Il appert, tel que l’indique la Cour d’appel dans l’arrêt Traffic Tech International inc., qu’en l’absence d’une clause de non-concurrence les tribunaux ne pourront pas indûment brimer le droit au travail de l’employé. 

Dans ces circonstances, il serait préférable pour les employeurs québécois de se prémunir notamment d’une clause de non-concurrence claire afin de protéger leurs intérêts légitimes. 

Écrit en collaboration avec Georges Samoisette Fournier, stagiaire


1 Traffic Tech International inc. c. Milgram et Compagnie ltée, 2015 QCCA 2164.
2 Concentrés scientifiques Bélisle inc. c. Lyrco Nutrition inc., 2007 QCCA 676, paragr. 42.
3 Concentrés scientifiques Bélisle inc. c. Lyrco Nutrition inc., précité note 2, paragr. 44.
4 Imprimerie d’Arthabaska inc. c. Roux, J.E. 96-1666(C.S.).
5 Mutuelle du Canada, compagnie d’assurance-vie c. Djebbari, [1992] RJQ 2666.
6 Traffic Tech International inc. c. Milgram et Compagnie ltée, précité note 1, paragr. 9.
7 Traffic Tech International inc. c. Milgram et Compagnie ltée, précité note 1, paragr. 10.

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