Le présent article constitue une version modifiée d’un commentaire initialement paru aux Éditions Yvon Blais en mai 2025 (EYB2025REP3843).
Le législateur a récemment introduit un nouvel article dans le Code civil du Québec par l’entremise duquel est créée une présomption de non-pertinence à l’égard de faits venant appuyer des déductions inappropriées découlant de mythes et stéréotypes en matière de violence sexuelle et conjugale. La décision récente A.C. c. Rozon dresse pour la première fois un portrait détaillé de l’interprétation et de la portée de cette présomption.
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Dans cette affaire médiatisée, les demanderesses poursuivent le défendeur alléguant des agressions sexuelles et du harcèlement qui auraient eu lieu au cours des décennies 1980 et 1990. Quelques jours avant le début du procès, l’article 2858.1 du Code civil du Québec est entré en vigueur. Cet article prévoit :
2858.1. Lorsqu’une affaire comporte des allégations de violence sexuelle ou de violence conjugale, sont présumés non pertinents :
1° tout fait relatif à la réputation de la personne prétendue victime de la violence;
2° tout fait relié au comportement sexuel de cette personne, autre qu’un fait de l’instance, et qui est invoqué pour attaquer sa crédibilité;
3° le fait que cette personne n’ait pas demandé que le comportement cesse;
4° le fait que cette personne n’ait pas porté plainte ni exercé un recours relativement à cette violence;
5° tout fait en lien avec le délai à dénoncer la violence alléguée;
6° le fait que cette personne soit demeurée en relation avec l’auteur allégué de cette violence.
Tout débat relatif à la recevabilité en preuve d’un tel fait constitue une question de droit et se tient à huis clos, malgré l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12).
Les neuf demanderesses ayant eu l’occasion de témoigner, des objections sur la base de l’article 2858.1 C.c.Q. sont soulevées lors d’un contre-interrogatoire.
S’appuyant sur la Loi sur l’application de la réforme du Code civil, le défendeur soutient que ce serait le droit antérieur au Code civil qui s’appliquerait, puisque la plupart des faits à l’origine des instances en l’espèce se sont déroulés avant l’entrée en vigueur du C.c.Q en 1994.
Le tribunal rejette l’argument du défendeur, confirmant que l’article 2858.1 C.c.Q. est une règle de preuve d’application immédiate, visant à organiser l’administration de la preuve et le débat relatif à sa recevabilité, et non pas les conséquences sur le fond des faits qui y sont énumérés, comme le ferait une présomption légale.
Le tribunal est également d’avis qu’il doit intervenir de manière discrétionnaire si aucune partie ne soulève d’objection sur la base de cet article. En effet, permettre des questions présumées non pertinentes et portant atteinte aux droits des victimes présumées, sans débat préalable sur leur admissibilité, serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
Finalement, le tribunal se penche sur la procédure à suivre de manière à renverser la présomption de non-pertinence prévue à l’article 2858.1 C.c.Q., celle-ci n’étant pas précisée par le législateur. S’inspirant du Code criminel, le tribunal détermine qu’une demande d’audience à huis clos devra être formulée. La partie concernée doit démontrer que la preuve est pertinente et qu’elle ne repose pas sur des mythes et stéréotypes. Le tribunal pourra revoir toute décision interlocutoire en cas de nouveaux éléments de preuve.
COMMENTAIRE
Le législateur et les tribunaux ont reconnu l’influence insidieuse et négative des mythes et préjugés dans les affaires de violence conjugale et sexuelle. La règle de la pertinence de la preuve permet d’y faire obstacle. La décision commentée précise qu’en l’absence d’objection, le tribunal pourra intervenir d’office en vertu de l’article 2858.1 C.c.Q.
La décision ayant fait l’objet d’un appel, il sera intéressant de connaître l’interprétation que la Cour d’appel fera de ce nouvel article 2858.1 C.c.Q. Il conviendra également de s’intéresser au débat relatif à la constitutionnalité de ce même article, qui sera tranché prochainement par la Cour supérieure dans le cadre de ce même dossier.
Notons par ailleurs que l’article 2858.1 C.c.Q. a suscité certaines critiques. On a notamment souligné que le recours au terme « prétendue victime » n’était pas approprié en raison de son caractère minimisant, lequel entraînerait une victimisation de nature secondaire. Ces mêmes intervenants considèrent que le paragraphe 6 du premier alinéa devrait être élargi afin de considérer également les personnes victimes de violences conjugales qui ont repris une relation avec l’auteur allégué de la violence. Cet ajout serait justifié en raison de la grande difficulté qui peut être rencontrée par une personne victime de quitter une relation où le contrôle et la domination sont présents.