Droit constitutionnel et partage des compétences : la CSC clarifie le cadre d’analyse applicable à la doctrine de l’exclusivité des compétences

3 juin 2025

Récemment, la Cour suprême du Canada s’est prononcée dans une affaire marquante, qui aura une incidence majeure sur le droit constitutionnel au Canada. En effet, dans l’arrêt Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général), elle offre une synthèse de la jurisprudence développée dans le sillon de l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta et clarifie le cadre d’analyse applicable à la doctrine de l’exclusivité des compétences en matière constitutionnelle.

Dans cette affaire, la Cour suprême était saisie de deux appels d’autant d’arrêts rendus par la Cour d’appel du Québec. Les appelants Opsis Services aéroportuaires inc. (« Opsis »), Services maritimes Québec inc. (« SMQ ») et Michel Fillion ont reçu des constats d’infraction leur reprochant d’avoir contrevenu aux dispositions de la Loi sur la sécurité privée (la « LSP »), une loi provinciale. Opsis, SMQ et M. Fillion ont contesté ces constats d’infraction au motif que la LSP leur était constitutionnellement inapplicable. Selon eux, la LSP entravait le contenu essentiel de compétences fédérales exclusives, à savoir la compétence en matière d’aéronautique et la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867.

Dans le dossier Opsis, le juge de première instance a refusé de déclarer la LSP constitutionnellement inapplicable. Ce jugement a été infirmé en appel par la Cour supérieure, mais confirmé par la Cour d’appel du Québec. Une majorité de la Cour d’appel du Québec a notamment conclu que la LSP ne causait pas d’entrave au contenu essentiel de la compétence fédérale en matière d’aéronautique.

Dans le dossier SMQ, le juge de première instance a déclaré la LSP inapplicable à SMQ et M. Fillion. Ce jugement a été infirmé en appel par la Cour supérieure. En appel de cette décision, une majorité de la Cour d’appel du Québec a estimé que la LSP n’entravait pas le contenu essentiel de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires.

Dans un arrêt unanime, la Cour suprême a accueilli les appels interjetés devant elle dans les deux dossiers et a déclaré l’ensemble de la LSP constitutionnellement inapplicable à Opsis, SMQ et M. Filion en vertu de la doctrine de l’exclusivité des compétences. La Cour suprême a du même coup rappelé les principes qui doivent guider l’application de cette doctrine en droit canadien. En voici les principaux enseignements.

1. La doctrine de l’exclusivité des compétences peut être abordée avant la doctrine de la prépondérance fédérale

Dans l’arrêt BCO, la Cour suprême a indiqué qu’il était généralement préférable d’entreprendre l’examen de la prépondérance fédérale avant celui de l’exclusivité des compétences. La Cour suprême a toutefois nuancé ces propos dans Opsis en indiquant que « dans la plupart des cas », il « sera […] plus logique et [approprié] » de considérer l’applicabilité d’une loi avant son caractère opérant. La Cour suprême n’érige toutefois pas ce principe en règle stricte et souligne qu’il peut être avantageux « dans certaines circonstances » de considérer la doctrine de la prépondérance fédérale en premier lieu. Malgré cette ouverture, la Cour suprême se garde d’identifier les circonstances dans lesquelles cette seconde approche pourrait être plus appropriée.

2. L’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences demeure tributaire du respect de deux conditions

En s’inscrivant « dans la continuité des arrêts rendus […] depuis Banque canadienne de l’Ouest», la Cour suprême rappelle que l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences requiert : 1) un empiètement sur le contenu essentiel d’un chef de compétence exclusif et 2) une entrave au contenu essentiel du chef de compétence exclusif.

3. Il est permis de tracer les contours du cœur d’un champ de compétence en l’absence d’un précédent explicite.

Depuis l’arrêt BCO, la jurisprudence préconise l’application de la doctrine de l’exclusivité des compétences aux situations déjà traitées par les tribunaux. Cette approche soulevait la question de savoir s’il était nécessaire que la jurisprudence antérieure à BCO ait reconnu le contenu essentiel d’une compétence pour que la doctrine puisse s’appliquer. La Cour suprême a tranché cette question en se prononçant en faveur d’une approche flexible et en reconnaissant que l’absence de précédent n’est pas déterminante. Dans les circonstances, la Cour suprême n’a aucune difficulté à conclure que la sécurité des aéroports se trouve au cœur de la compétence en matière d’aéronautique et que la sécurité des installations maritimes et de leurs opérations est au cœur de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires.

4. La question de déterminer s’il y a une entrave au contenu essentiel d’une compétence exclusive est une question de droit.

La question principale dont la Cour suprême était saisie consistait à savoir comment qualifier le test de l’entrave énoncé dans l’arrêt BCO. En effet, la majorité de la Cour d’appel du Québec dans les dossiers Opsis et SMQ avait estimé que la LSP n’entravait pas les activités des appelants, notamment en ce que, selon elle, aucune preuve n’établissait l’existence d’une entrave, même potentielle, aux compétences législatives fédérales en cause. La Cour suprême a rejeté cette approche. Dans un premier temps, la Cour suprême a rappelé que « [d]éterminer s’il y a une entrave au contenu essentiel d’une compétence exclusive est une question de droit », de sorte que « l’analyse porte uniquement sur les effets de la loi de l’autre ordre de gouvernement sur le cœur d’une compétence exclusive ». En d’autres termes, l’analyse ne dépend pas de la preuve introduite par les parties, bien que celle-ci puisse s’avérer « éclairante ». Citant l’arrêt Bell Canada (1988), dont certains volets avaient été écartés dans BCO, la Cour suprême ajoute qu’il est possible de tenir compte des effets découlant de la loi contestée qui sont susceptibles de constituer une entrave « [m]ême si la preuve est muette à cet égard ». En ce sens, la Cour suprême met en garde contre une attitude « attentiste » qui requerrait d’attendre que les effets de l’application d’une loi se soient matérialisés pour se pencher sur son application constitutionnelle. Au contraire, la Cour suprême enseigne qu’il est permis de conclure à l’existence d’une entrave « lorsque l’interprétation d’une disposition ou d’un régime législatif révèle clairement le caractère potentiel […] d’une entrave au cœur d’une compétence exclusive ».

5. Un régime de permis ne se prête pas à une analyse en silo.

Contrairement à ce que lui proposaient les intimés, la Cour suprême a refusé de limiter son analyse visant à déterminer s’il y avait entrave en l’espèce aux seules dispositions relatives à l’obtention d’un permis en vertu de la LSP. Selon la Cour suprême, un régime de permis doit généralement être envisagé « globalement », notamment en ce que l’obtention d’un permis peut être futile si celui-ci ne peut être maintenu ou renouvelé. En l’espèce, la Cour suprême a conclu que le régime global de la LSP, et notamment le pouvoir de suspendre, de révoquer ou de refuser de renouveler le permis d’agent octroyé au Bureau de la sécurité privée, était susceptible de créer une entrave en permettant à un organisme administratif provincial d’avoir « le dernier mot » sur la manière dont doivent être conduites des activités qui sont au cœur d’une compétence fédérale exclusive.

6. La LSP doit être déclarée constitutionnellement inapplicable dans son ensemble.

Étant donné que les dispositions entravantes de la LSP sont indissociables de l’ensemble du régime de permis créé par cette loi, la Cour suprême a conclu que la réparation appropriée consistait à déclarer l’ensemble de la LSP constitutionnellement inapplicable aux appelants. En effet, selon la Cour suprême, « [p]uisqu’une déclaration d’inapplicabilité ciblée risquerait de modifier la nature du régime législatif voulu par le législateur, la réparation appropriée consiste à donner une interprétation atténuée à l’ensemble de la loi, afin que les appelants soient exclus de son champ d’application ».

L’arrêt Opsis s’inscrit dans la continuité de l’arrêt BCO, la Cour suprême y clarifiant le cadre d’analyse qu’elle a élaboré dans ce dernier. À ce titre, il constitue un jalon important dans l’évolution de la jurisprudence en matière de droit constitutionnel.

Langlois a représenté SMQ et M. Fillion dans cette affaire.