Le 4 décembre 2024, l’Assemblée nationale sanctionnait officiellement le projet de loi no 73, mettant de l’avant la Loi visant à contrer le partage sans consentement d’images intimes et à améliorer la protection et le soutien en matière civile des personnes victimes de violence (la « Loi »). La Loi a notamment pour effet de modifier le Code civil du Québec (le « C.c.Q »), le Code du travail, le Code des professions, la Loi sur la fonction publique, la Loi sur la justice administrative, et la Loi instituant le Tribunal administratif du travail. À des fins de comparaison, nous nous concentrerons sur l’article 149.0.1 du Code des professions et sur l’article 2858.1 du C.c.Q.
L’objectif de la Loi est de procurer un meilleur soutien aux victimes de violence à caractère sexuel ou conjugale devant les tribunaux en matière civile et administrative, y compris en matière de droit professionnel pour les gestes visés à l’article 59.1 du Code des professions. Elle permet également l’instauration des mêmes protections contre les mythes et les préjugés qui existent déjà en droit criminel.
En effet, lorsqu’il y a des allégations de violence sexuelle ou conjugale en contexte civil ou administratifla Loi crée une présomption de non-pertinence des faits qui sont basés sur des mythes et des préjugés. En droit criminel, malgré la présence d’une garantie judiciaire comme la présomption d’innocence, les différents mythes et préjugés visés sont, depuis plusieurs années, déjà abordés et pris en compte par les tribunaux. Ainsi, il n’y a aucune raison que les protections contre les mythes et préjugés en matière criminelle ne soient pas également appliquées en matière civile, d’autant plus que la présomption d’innocence n’y est pas garantie.
Comprendre les préjugés et les mythes en matière de violence sexuelle et conjugale
Pour bien saisir la nouvelle réalité instaurée par la Loi ainsi que sa portée sur la présentation de la preuve en matière civile et administrative, il est essentiel de s’attarder à la notion des mythes et préjugés entourant la violence sexuelle et conjugale. Cette réflexion s’impose d’autant plus que ces stéréotypes persistent encore aujourd’hui au sein même de nos tribunaux. Pour ce faire, il est pertinent de se référer à la jurisprudence en droit criminel, puisque les réformes législatives de la Loi visent à offrir les mêmes protections que celles déjà reconnues dans ce domaine.
Dans l’affaire Kruk, la Cour suprême du Canada précise que « les mythes et stéréotypes à l’endroit des plaignantes dans les affaires d’agression sexuelle englobent des idées et des croyances très répandues qui ne sont pas vraies empiriquement ». Elle ajoute que ces mythes tendent à véhiculer une vision traditionnelle du monde, contribuant à distinguer arbitrairement ce que serait une « véritable » violence sexuelle de ce qui ne le serait prétendument pas aux yeux de certains.
Ces conceptions erronées peuvent avoir des conséquences considérables, minant la crédibilité du témoignage des plaignantes et remettant en question leur fiabilité.
Dans l’arrêt Darrach, la Cour suprême énonce trois raisons fondamentales justifiant l’exclusion de toute preuve fondée sur des mythes et stéréotypes en matière de violence sexuelle en droit criminel :
- Ce type de preuve est, en soi, dépourvu de pertinence et nuit à la recherche de la vérité, objectif central d’un système juridique intègre;
- L’admission de telles preuves risque de dissuader les victimes de dénoncer les violences subies, par crainte d’être humiliées ou discréditées devant les tribunaux;
- Ces éléments de preuve sont intrinsèquement discriminatoires et compromettent l’équité du processus judiciaire dans son ensemble.
Pour ces raisons, les tribunaux considèrent désormais que de prendre en compte ces constructions sociales subjectives constitue une entrave majeure à leur recherche de la vérité.
Bien que ces enseignements aient été développés dans le contexte du droit criminel, ils trouvent un écho tout aussi pertinent en matière civile et administrative.
L’article 149.0.1 du Code des professions : un changement de paradigme en matière de preuve
Tout d’abord, il est essentiel de bien comprendre le contexte dans lequel s’inscrit l’article 149.0.1. Celui-ci intervient notamment en amont, c’est-à-dire avant même qu’il y ait le dépôt d’une plainte disciplinaire devant le conseil de discipline. En effet, il influence la manière dont le syndic devrait mener son enquête à la suite d’un signalement.
Dans cette optique, lorsqu’un syndic mène une enquête, il serait judicieux qu’il utilise les six faits visés à l’article 149.0.1 du Code des professions comme guide, afin de mieux départager les éléments de preuve pertinents de ceux qui ne le sont pas. Ainsi, après l’enquête, la présence de ces éléments de preuve pourra être évaluée par le syndic, afin de prendre une décision finale quant au dépôt ou non d’une plainte officielle devant le conseil de discipline. Cet article joue un rôle essentiel dans l’identification et la sélection des preuves pertinentes et recevables par le conseil de discipline.
Examinons à présent les modifications introduites par la Loi au Code des professions, afin de mieux en cerner les répercussions pour les professionnels. Ainsi, l’ajout de l’article 149.0.1 au Code des professions a été instauré par l’article 16 de la Loi, dont le libellé se lit comme suit :
149.0.1 Lorsque la plainte concerne un acte dérogatoire visé à l’article 59.1 ou un acte de même nature prévu au code de déontologie des membres de l’ordre professionnel, sont présumés non pertinents :
1° tout fait relatif à la réputation de la personne prétendue victime de l’acte dérogatoire;
2° tout fait lié au comportement sexuel de cette personne, autre qu’un fait de l’instance, et qui est invoqué pour attaquer sa crédibilité;
3° le fait que cette personne n’ait pas demandé que le comportement cesse;
4° le fait que cette personne n’ait pas porté plainte ni exercé un recours relativement à cet acte dérogatoire;
5° tout fait en lien avec le délai à dénoncer l’acte dérogatoire allégué;
6° le fait que cette personne soit demeurée en relation avec l’auteur allégué de cet acte dérogatoire.
Tout débat relatif à la recevabilité en preuve d’un tel fait constitue une question de droit et se tient à huis clos, malgré l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12).
À ce jour, ni la jurisprudence ni la doctrine ne semblent s’être penchées de manière approfondie sur cette disposition. Il est donc pertinent de se référer à l’article 2858.1 du C.c.Q., introduit par l’article 13 de la Loi. Ainsi, le libellé et les principes sous-jacents de l’article 2858.1 du C.c.Q. se recoupent avec l’article 149.0.1 du Code des professions. Cette comparaison permet d’éclairer l’interprétation et la portée du nouvel article ajouté au Code des professions.
Pour bien comprendre les différents faits visés par la présomption contenue à l’article 149.0.1 du Code des professions, analysons l’interprétation donnée à l’article 2858.1 du C.c.Q. par la Cour supérieure du Québec dans l’affaire A.C. c. Rozon. La Cour y souligne que ces catégories correspondent implicitement à des mythes et stéréotypes nuisibles, notamment en matière de violences sexuelles et conjugales. Ainsi, ils ne peuvent être admis en preuve et donc être pris en compte par le juge sans un débat préalable à huis clos pour établir leur recevabilité. Examinons successivement chacun des faits visés par cet article, tels qu’ils sont interprétés par la Cour dans cette décision.
1° Tout fait relatif à la réputation de la personne prétendue victime de l’acte dérogatoire
Par cette disposition, le législateur chercherait à faire écho à l’article 277 du Code criminel , qui prévoit qu’il est inadmissible d’attaquer la crédibilité d’une plaignante ou d’un plaignant en tentant de mettre en preuve sa réputation sexuelle ou son passé sexuel. Autrement dit, il faut comprendre qu’aucun lien logique ne peut être établi entre la réputation sexuelle d’une personne et sa crédibilité devant les différentes instances. Le tout, jusqu’à ce qu’il soit finalement possible de débattre à huis clos sur la recevabilité.
2° Tout fait lié au comportement sexuel de cette personne, autre qu’un fait de l’instance, et qui est invoqué pour attaquer sa crédibilité
La Cour supérieure précise que cet alinéa renvoie en quelque sorte à l’arrêt R. c. Seaboyer. En effet, cette décision a éventuellement mené à la codification, dans le Code criminel, de l’interdiction de recourir à certains mythes et stéréotypes entourant notamment les victimes d’agressions sexuelles. Ici, contrairement à l’alinéa précédent, il n’est pas question de la réputation sexuelle de la personne, mais bien de son comportement sexuel. En somme, l’objectif est d’empêcher que le comportement sexuel de la personne victime soit considéré comme un élément pertinent pour établir la crédibilité de celle-ci devant les tribunaux. Cette preuve demeure donc présumée non pertinente tant qu’un débat à huis clos sur sa recevabilité n’a pas eu lieu.
3° Le fait que cette personne n’ait pas demandé que le comportement cesse
Par la suite, ce troisième alinéa constate les différents mythes qui peuvent entourer la passivité des victimes d’actes de violence. En effet, les faits relatifs à l’absence d’intervention ou au manque de résistance de la part de la victime, qu’il s’agisse d’avances physiques ou verbales, ne peuvent être interprétés comme un consentement de sa part à participer à un acte de nature sexuelle. Ainsi, toute preuve relative à la passivité de la personne victime est écartée par la présomption de non-pertinence tant qu’un débat à huis clos sur sa recevabilité n’a pas eu lieu.
4° Le fait que cette personne n’ait pas porté plainte ni exercé un recours relativement à cet acte dérogatoire
En outre, la Cour supérieure exprime l’objectif de déconstruction du mythe selon lequel une « véritable » victime de violence sexuelle signalerait nécessairement les faits, et cela même dès la première occasion. Ils reconnaissent ainsi que l’absence ou le délai dans le dépôt d’une plainte ne saurait, en soi, entacher la crédibilité de la plaignante ou du plaignant. Par conséquent, les éléments de preuve relatifs au « retard » de dénonciation ou à l’existence même d’une plainte sont présumés non pertinents pour la prise de décision du juge, jusqu’à ce qu’il soit possible de débattre à huis clos sur leur recevabilité.
5° Tout fait en lien avec le délai à dénoncer l’acte dérogatoire allégué
La Cour supérieure procède à une analyse conjointe de cet alinéa et du quatrième alinéa, qui le précède, et donc aucun complément au point précédent n’est requis.
6° Le fait que cette personne soit demeurée en relation avec l’auteur allégué de cet acte dérogatoire
Finalement, la Cour supérieure se penche sur le sixième alinéa, lequel vise à contrer un autre mythe, également rejeté par la jurisprudence en droit criminel, selon lequel une victime de violence ne poursuivrait pas, en principe, sa relation avec son agresseur après les faits. Il faut comprendre que les faits relatifs à la poursuite d’une relation avec l’auteur de la violence seront présumés non pertinents jusqu’à ce qu’un débat à huis clos puisse avoir lieu quant à leur recevabilité.
Conclusion
Ce qu’il faut retenir de l’ajout de l’article 149.0.1 au Code des professions est le principe suivant : lorsqu’une partie tente de prouver un fait relatif à un des six mythes et préjugés énoncés dans cet article et qu’une objection est soulevée par l’une des parties, ou même d’office par le tribunal, le conseil de discipline ou le tribunal ne pourra prendre en considération ces faits sans un débat à huis clos sur leur recevabilité.
Cette approche, calquée sur des principes bien connus en droit criminel, reflète une volonté claire de rejeter les stéréotypes nuisibles et de mieux protéger les droits des victimes au sein du processus judiciaire. Jusqu’à tout récemment, la Cour suprême, dans l’affaire Kinamore, abordait encore une fois les mythes et préjugés présents dans notre système judiciaire en énonçant ce qui suit : « Notre Cour ne saurait tolérer que quelque partie que ce soit évoque des mythes et des stéréotypes au sujet des personnes qui portent plainte pour agression sexuelle. Permettre à une partie de le faire aurait pour conséquence d’enraciner davantage ces croyances discriminatoires dans notre système de justice criminelle et, par extension, de fausser la fonction de recherche de la vérité des procès. » Cela illustre l’importance, pour les syndics, lorsqu’ils mènent leurs enquêtes ou agissent comme poursuivants, d’être conscients de ces enjeux afin de i) éviter eux-mêmes de tirer des inférences basées sur des mythes et stéréotypes, et ii) savoir reconnaître des questions, arguments ou preuves reposant sur ceux-ci et veiller qu’ils ne soient pas mis en preuve.
L’auteure tient à remercier Megan Couture, étudiante en droit, pour sa précieuse contribution à cet article.