Un emploi à vie, ce n’est pas juste pour rire!

Cet article a été mis à jour le 23 août 2022.

Dans une décision rendue le 13 juillet dernier, la Cour supérieure du Québec, sous la plume de l’honorable j.c.s. Marc Saint-Pierre, a ordonné la réintégration d’un salarié qui s’était vu garantir un emploi « à vie » par son employeur (Gloutnay c. Rozon 2022 QCCS 2578). Ce jugement crée un précédent en droit civil québécois, en remettant en cause l’idée que le contrat d’emploi serait à durée limitée et en affirmant qu’un tribunal de droit commun a le pouvoir d’ordonner la réintégration d’un salarié dans un recours purement civil. Cette décision a été portée en appel le 28 juillet dernier.

 

La décision en bref

Le demandeur, M. André Gloutnay, était employé comme archiviste par le Groupe Juste Pour Rire Inc. (l’« Employeur »). En 2019, alors qu’il est âgé de 53 ans et compte 25 ans de service, M. Gloutnay est congédié, l’Employeur n’ayant plus besoin de ses services. Il reçoit alors une indemnité de fin d’emploi équivalente à 12 mois de salaire.

Croyant bénéficier d’une garantie d’emploi à vie, M. Gloutnay poursuit l’Employeur. Il demande notamment à être réintégré dans son ancien emploi. Outre l’Employeur, M. Gloutnay poursuit également des filiales de celui-ci pour lesquelles ses services étaient fournis ou prêtés, ainsi que l’ex-président fondateur, M. Gilbert Rozon, qui lui aurait consenti la garantie d’emploi à vie. À cet égard, la Cour souligne que seule la responsabilité de l’Employeur peut être engagée, et que l’engagement d’emploi à vie pris par M. Rozon n’était pas assumé personnellement par ce dernier.

La Cour cherche ensuite à savoir si une telle garantie d’emploi « à vie » est valide, considérant que le Code civil du Québec (« C.c.Q. ») prévoit qu’un contrat de travail doit être à durée déterminée ou à durée indéterminée. En soupesant succinctement la preuve, la Cour considère que l’intention commune des parties était de créer une garantie d’emploi à vie à sens unique, n’obligeant que l’Employeur. La Cour choisit de ne pas aborder certains enjeux d’importance, notamment la façon d’arrimer un engagement unilatéral portant sur une condition essentielle du contrat de travail (la durée) avec la nature fondamentalement bilatérale du contrat de travail dans son ensemble.

Bien que les parties défenderesses aient souligné que les tribunaux civils n’avaient jamais réintégré un employé dont le poste n’existait plus, la Cour conclut que la demande de réintégration doit être accueillie. Pour le juge, les parties ont prévu un engagement de l’Employeur de garantir l’emploi à vie du demandeur, et ce, toujours dans les mêmes fonctions. La Cour rejette ainsi la prétention de l’Employeur voulant que le demandeur ne puisse être réintégré dans un poste qui n’existe plus, puisque ce poste a été aboli en contravention à l’engagement de l’Employeur. Dans ces circonstances, la Cour est d’avis que rien n’empêche de donner suite à la volonté clairement exprimée par les parties en ordonnant la réparation en nature, bien que le juge reconnaisse qu’il s’agit d’un remède exceptionnel et d’un précédent au Québec dans un contexte purement civil.

Dans sa décision, la Cour ordonne à l’Employeur de payer au demandeur son plein salaire à partir de la fin de l’indemnité qui lui avait été accordée. Elle octroie également des dommages moraux de 20 000 $ au demandeur, jugeant que la faute contractuelle commise par l’Employeur, soit d’avoir sciemment brisé le contrat d’emploi en soi, a causé un préjudice non négligeable au demandeur, ce dernier ayant témoigné avoir pensé à mettre fin à ses jours après l’annonce de sa fin d’emploi.

 

Un précédent unique en droit québécois 

Cette affaire remet en question plusieurs principes fondamentaux du droit du travail au Québec.

En reconnaissant la validité d’une garantie d’emploi à vie, la Cour supérieure ouvre la porte à d’éventuels débats d’importance, notamment quant à l’interprétation à faire des dispositions du C.c.Q. prévoyant que le contrat de travail est à durée déterminée ou à durée indéterminée. La question se pose également de savoir s’il existe, en droit québécois, des contrats de travail sui generis échappant aux règles normalement applicables en vertu du droit civil. Enfin, on peut aussi anticiper d’importants questionnements quant à la définition même du contrat de travail, qui présuppose que le salarié s’engage pour un temps limité.

Au-delà de ces enjeux, c’est la réintégration ordonnée par la Cour dans une affaire purement civile qui suscite le plus d’interrogations. Jamais auparavant un tribunal de droit commun n’avait ordonné la réintégration d’un salarié dans un tel contexte. Depuis longtemps, la jurisprudence est constante et unanime quant au fait que la Cour supérieure n’a pas le pouvoir d’ordonner la réintégration du salarié dans un recours strictement civil.

 

La Cour d’appel

Le 9 août dernier, la Cour d’appel a rendu jugement sur la requête en exécution provisoire du jugement de première instance déposée par M. Gloutnay et sur la requête déposée en réponse par l’Employeur afin de suspendre l’exécution provisoire de ce jugement. Par cette décision, la Cour d’appel rejette ces deux requêtes et conclut que le jugement de première instance est soumis au principe général voulant que l’appel en suspende l’exécution.

Il est intéressant de noter que la Cour d’appel considère que le jugement de première instance « souffre de lacune évidente » et  que le juge « crée un précédent important en imposant la réintégration de l’intimé dans ses anciennes fonctions » considérant le contexte strictement civil du recours et la jurisprudence claire quant aux limites du pouvoir de la Cour supérieure d’intervenir à cet égard.