Responsabilité civile professionnelle – Les risques d’offrir des conseils au-delà de son mandat

Le 28 février 2019, la Cour suprême du Canada confirmait la condamnation solidaire d’un avocat, de sa firme et de deux fraudeurs au paiement d’une somme de sept millions de dollars. Cette affaire s’avère un important rappel aux professionnels de respecter les limites de leurs mandats et d’agir dans l’intérêt supérieur de leurs clients.1 

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À la suite du décès de son mari, Judith Matte-Thompson (« Mme Matte-Thompson ») consulte l’avocat de la famille de longue date, Kenneth F. Salomon (« Me Salomon ») afin d’obtenir ses conseils concernant la succession de son mari, dont elle était responsable, et ses différentes obligations à titre de fiduciaire, liquidatrice et administratrice de diverses sociétés, dont 166376 Canada inc. (« 166 »). Me Salomon lui recommande alors les services de Themis Papadopoulos (« Papadopoulos »), âme dirigeante de la société Gestion de capital Triglobal inc. (« Triglobal »), laquelle fait notamment la promotion de deux fonds spéculatifs extraterritoriaux, iVest et Focus, liés à Papadopoulos et à son acolyte, Mario Bright. 

Ainsi, dès 2004, à la suite des conseils prodigués par Me Salomon, Mme Matte-Thompson investit plus d’un million de dollars de ses économies personnelles dans différents fonds liés à Triglobal. Au cours des trois années suivantes, elle y a investi, au nom de 166, des sommes de plus en plus substantielles. Or, à la fin de 2007, Papadopoulos et Bright se volatilisent avec les économies d’une centaine d’investisseurs, dont celles de Mme Matte-Thompson et de 166. 

Mme Matte-Thompson et 166 intentent donc une poursuite à l’encontre de Bright, Papadopoulos, Me Salomon et sa firme Sternthal Katznelson Montigny (« SKM »). 

En 2014, la Cour supérieure a rejeté le recours contre Me Salomon et sa firme SKM, tout en condamnant, par défaut, Papadopoulos et Bright. La juge de première instance concluait que les pertes subies par Mme Matte-Thompson et 166 étaient les conséquences directes de la fraude commise par Papadopoulos et Bright, mais n’étaient pas liées à la négligence de Me Salomon dans le cadre de ses conseils de placements. 

Or, en février 2017, la Cour d’appel a infirmé la décision de la Cour supérieure et condamné solidairement l’avocat, son cabinet et les fraudeurs à payer une somme de près de sept millions de dollars en dommages-intérêts. La Cour d’appel estimait que Mme Thompson et 166 n’auraient jamais investi dans les fonds liés à Triglobal n’eût été les conseils de Me Salomon. La Cour d’appel en est venue à la conclusion que Me Salomon avait failli à ses obligations de conseil et de loyauté à l’égard de ses clientes. 

Me Salomon et SKM ont interjeté appel. Le 28 février 2019, la Cour suprême a majoritairement rejeté le pourvoi de l’avocat et de sa firme, maintenant par le fait même leur condamnation. La juge Côté est toutefois dissidente. 

La Cour, sous la plume du juge Gascon, estime que Me Salomon n’a pas seulement aiguillé ses clientes vers Papadopoulos, comme il le prétendait, mais a plutôt prodigué des conseils financiers fautifs à ses clientes et manqué à ses obligations de conseil et de loyauté envers ces dernières. 

Selon la majorité des juges de la Cour suprême, Me Salomon n’aurait pas dû recommander des placements non diversifiés dans des fonds spéculatifs extraterritoriaux alors que l’objectif principal de ses clientes était la préservation de leur capital. La Cour reproche à Me Salomon d’avoir continuellement recommandé les services de Papadopoulos et Triglobal et les produits offerts par ces derniers, en encourageant ses clientes à acquérir puis à conserver leurs placements dans ces fonds, et ce, sans faire preuve d’une quelconque forme de diligence au sujet de ces produits. 

La Cour note également que Me Salomon s’est placé dans une situation de conflit d’intérêts en violant certaines règles de confidentialité et en faisant équipe avec Papadopoulos, avec qui il entretenait des liens d’amitié, pour convaincre Mme Matte-Thompson et 166 de ne pas retirer leurs placements auprès de Triglobal. Traitant de la portée du devoir de loyauté d’un avocat, la Cour écrit : « [q]ui plus est, fermant les yeux sur un conflit d’intérêts, Me Salomon s’est trouvé à servir deux maîtres et à sacrifier les intérêts [de Mme Matte-Thompson et de 166] ». 

Dans son analyse du lien de causalité, la Cour estime que les pertes subies par Mme Thompson et 166 ont un lien logique, direct et immédiat tant avec les fautes de Me Salomon et son cabinet qu’avec celles des fraudeurs. La Cour note : « [d]ans le cas qui nous occupe, les commentaires aveuglément favorables à l’égard de M. Papadopoulos formulés par Me Salomon, l’omission de ce dernier de faire preuve de la diligence appropriée et les assurances sans fondement qu’il a données ont rendu [Mme Matte-Thompson et 166] vulnérables à une possible fraude ». Ce faisant, la Cour suprême rejette l’argument selon lequel la fraude commise par Papadopoulos et Bright a rompu le lien de causalité entre les fautes de Me Salomon et SKM et les dommages réclamés. 

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La Cour suprême rappelle dans cette affaire que « [t]out conseil qu’un avocat prend l’initiative de donner au-delà de son mandat peut, s’il est erroné, engager sa responsabilité ». 

Ce pourvoi soulevait d’importantes questions sur la causalité, vu la fraude commise par Papadopoulos et Bright. La Cour suprême confirme l’analyse de la Cour d’appel en retenant que la responsabilité de Me Salomon et de son cabinet doit être analysée globalement, suggérant que divers événements pertinents forment un continuum menant aux dommages subis par Mme Matte-Thompson et 166. Dans sa dissidence, la juge Côté souligne toutefois les limites d’une telle approche dans d’autres circonstances : « […] il n’en demeure pas moins qu’un lien causal direct doit être rompu à un certain moment. Autrement, l’avocat qui fait une recommandation erronée deviendrait garant des services des professionnels qu’il a recommandés pour les années à venir, pour une période indéterminée. » 

Il demeure que ce jugement réitère l’importance des obligations qui incombent aux professionnels et s’avère une mise en garde sérieuse à tous ceux qui seraient tentés de prendre l’initiative d’offrir des conseils qui excèdent la portée de leur mandat.