Quand accident du travail rime avec télétravail

Une décision du Tribunal administratif du travail reconnaissant une lésion professionnelle survenue en télétravail a récemment fait les manchettes en raison de la nature particulière des faits à l’origine de la blessure de la travailleuse.1

Dans cette affaire, une agente du service à la clientèle chez Air Canada exécutait ses tâches de travail à domicile, soit en télétravail. Pour ce faire, elle devait se connecter au système informatique de l’employeur, ce qui lui permettait de recevoir des appels. Elle bénéficiait également de pauses durant son quart de travail, notamment une pause-dîner.

Le jour de l’accident, la travailleuse se déconnecte du réseau informatique afin d’aller prendre son dîner. Son bureau étant installé à l’étage, elle entreprend donc de descendre l’escalier pour se rendre au rez-de-chaussée, mais, ce faisant, elle perd pied et tombe sur le côté gauche. Elle reçoit alors de l’aide de son père et communique ensuite avec son superviseur pour l’informer de l’événement accidentel.

L’employeur ne remet pas en question que la chute de la travailleuse constitue un événement imprévu et soudain au sens de la définition qu’en donne la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP)2, ni que c’est en raison de cet événement que la travailleuse a subi des blessures. Toutefois, selon l’employeur, cette chute ne serait pas survenue « à l’occasion du travail », mais découlerait plutôt de la sphère personnelle de la travailleuse. Air Canada prétend également que le fait que la travailleuse était en télétravail crée une présomption de vie privée à son endroit, empêchant l’employeur d’exercer un contrôle effectif sur la gestion des lieux de travail.

Le Tribunal mentionne d’entrée de jeu qu’en mode télétravail, la résidence privée devient le lieu de travail, et ce, principalement pour ce qui est de l’environnement circonscrit où le travailleur exerce ses fonctions. Ce raisonnement du Tribunal rejoint l’objectif des nouvelles dispositions de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST), entrées en vigueur le 6 octobre 2021, lesquelles prévoient expressément que le lieu d’où une personne exécute du télétravail constitue un lieu de travail.3

Le Tribunal met en évidence que dans le cas d’un travailleur qui exécute ses fonctions en télétravail et à domicile, le passage de la sphère professionnelle à la sphère personnelle, et vice-versa, est plus fréquent pendant un quart de travail. Toutefois, la LATMP ne fait pas de distinction entre un travailleur qui travaille à domicile ou dans les lieux physiques de l’employeur, car l’objectif de la loi reste le même, soit l’indemnisation des lésions professionnelles.

Dans ses motifs, le Tribunal s’en remet au cadre d’analyse développé par la jurisprudence en lien avec la notion d’événement survenu « à l’occasion du travail », ce qui comprend les critères suivants :

  • le lieu de l’événement;
  • le moment de l’événement;
  • la rémunération de l’activité exercée par le travailleur au moment de l’accident;
  • l’existence et le degré d’autorité de l’employeur ou le lien de subordination du travailleur;
  • la finalité de l’activité exercée au moment de l’événement, qu’elle soit incidente, accessoire ou facultative aux conditions de travail;
  • le caractère de connexité ou d’utilité relative de l’activité du travailleur en regard de l’accomplissement du travail.

Le Tribunal rappelle qu’aucun de ces critères n’est prépondérant et qu’il faut les considérer dans leur ensemble. Concernant le critère de connexité, il insiste sur le contexte dans lequel est survenu l’accident. En l’espèce, la chute est survenue pendant une pause-dîner, laquelle est permise par l’employeur et fait donc partie de l’organisation du travail qu’il détermine. Le Tribunal ajoute que cela relève donc de la sphère professionnelle de la travailleuse puisque l’activité s’inscrit dans le cadre des activités, attentes, préoccupations et objectifs de l’employeur. Le Tribunal note également la concomitance temporelle entre la déconnexion du travail et la chute. Il accepte la réclamation de la travailleuse, précisant que l’événement est survenu non pas pendant qu’elle prenait son dîner, mais quelques minutes à peine, après qu’elle ait quitté son poste pour aller dîner.

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Le télétravail a connu une augmentation significative dans les milieux de travail en 2020 en raison de la pandémie de COVID-19. Au cours de la dernière année, cette activité professionnelle s’est par la suite implantée concrètement dans une multitude d’entreprises. Or, bien que la présente décision ait fait couler beaucoup d’encre, elle ne constitue pas pour autant la première décision rendue en la matière.

Dans une affaire datant de 2009, la Commission des lésions professionnelles (CLP) avait déjà statué que le domicile du travailleur pouvait être considéré comme étant le lieu du travail lorsqu’il effectue du télétravail.4

En 2021, deux autres décisions en venaient au même constat, soit qu’un accident survenu alors qu’un travailleur effectue du télétravail à domicile constitue un accident du travail à l’origine d’une lésion professionnelle.5

L’affaire Laverdière mettait notamment en scène une travailleuse ayant subi un accident du travail en faisant une chute dans l’escalier de son domicile alors qu’elle en sortait afin de prendre une pause, ce qui lui occasionna une fracture à la cheville droite.

Tout comme dans l’affaire Air Canada, le Tribunal rappelle dans sa décision que la présomption de lésion professionnelle prévue à la LATMP6 ne peut trouver application dans un pareil cas puisque, pour pouvoir bénéficier de cette présomption, le travailleur doit démontrer avoir subi une blessure sur les lieux de travail alors qu’il est à son travail. Or, bien que les travailleuses étaient sur le lieu de travail que constituait leur domicile respectif, celles-ci ont subi une chute alors qu’elles n’étaient pas directement affairées à exécuter leurs tâches de travail. C’est donc par la preuve des conditions d’un accident du travail que la démonstration doit être faite.7

Finalement, rappelons que le Tribunal reconnaît qu’un accident, qui survient au moment où un travailleur arrive ou repart de son lieu de travail en empruntant les voies d’accès mises à la disposition des employés et dont il fait un usage raisonnable, peut constituer un événement accidentel survenant « à l’occasion du travail ». Le même parallèle pourrait donc être fait avec les voies d’accès du domicile d’un travailleur.

Il reste à voir comment, au cours des prochains mois, les nouvelles obligations des employeurs en matière de prévention, notamment en regard des lieux de télétravail et du contrôle qu’ils peuvent et doivent avoir sur ces lieux, lesquels sont pour la plupart des domiciles privés, se matérialiseront. Des arguments seront sans doute développés à la lumière d’une décision rendue en 2019 par la Cour suprême du Canada en matière de santé et de sécurité de compétence fédérale. Cette décision conclut que l’obligation des employeurs d’inspecter le lieu de travail ne s’étend pas à celui qui est hors de leur contrôle, dont la résidence personnelle d’un employé.8 Il sera intéressant de suivre l’évolution de la position des tribunaux québécois sur cette question, et l’impact que cela aura sur les milieux de travail. On s’intéressera également au télétravail, surtout en tenant compte des récentes modifications apportées à la LSST qui précisent que le domicile constitue un lieu de travail, s’il est utilisé pour y effectuer du télétravail.

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1 Air Canada et Gentile-Patti, 2021 QCTAT 5829.
2 Article 2, Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ c A-3.001.
3 Article 5.1, Loi sur la santé et la sécurité du travail, RLRQ c S-2.1.
4 Club des petits déjeuners du Québec et Frappier, CLP 368135-62C-0901, 10 novembre 2009, R. Hudon.
5 Corbeil et Ville de Longueuil — Service de Police, 2021 QCTAT 3185; Laverdière et Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (Opérations régionales), 2021 QCTAT 5644.
6 Article 28, précité, note 1.
7 Précité, note 1.
8 Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67