L’obligation de divulguer l’existence d’un cautionnement à ses bénéficiaires

L’arrêt Valard Construction Ltd c. Bird Construction Co.1, est-il vraiment une révolution au Québec? 

La Cour suprême du Canada s’est récemment prononcée sur l’obligation, dont tant l’existence que le degré varieront selon les circonstances, de révéler à ses bénéficiaires l’existence d’un cautionnement de construction pour gages et matériaux en vertu des principes généraux de la fiducie de common law et de l’equity qui ne sont pas applicables, du moins pas sous la même forme, au Québec. 

Nous en ferons l’analyse puis examinerons la situation du droit québécois.

1. L’arrêt Valard 

L’entrepreneur général Bird avait exigé que son sous-traitant Langford Electric fournisse un cautionnement de type CCDC-222 pour le paiement de la main-d’œuvre et des matériaux de ses sous-traitants et fournisseurs, dont Valard Construction, dans le cadre d’un projet privé de sables bitumineux en Alberta. 

Le texte de ce cautionnement crée une fiducie de common law désignant Bird à titre de fiduciaire du bien qui se trouve ici constitué de la protection offerte aux créanciers impayés par Langford de pouvoir s’adresser à sa caution dans les 120 jours suivant leurs derniers travaux ou fourniture de matériaux (ou de l’exigibilité de leur retenue selon certaines formules de cautionnements). 

Or, lorsque Valard a appris l’existence du cautionnement, ce délai de 120 jours était largement expiré, de sorte que sa réclamation fut rejetée par la caution La Garantie, Compagnie d’assurance de l’Amérique du Nord. À la suite de ce refus, Valard a déposé une demande en justice contre Bird, fondée sur la violation de ses obligations de fiduciaire, alléguant que Bird avait manqué à son devoir de l’informer de l’existence du cautionnement. 

Le juge d’instance et la Cour d’appel de l’Alberta ont rejeté la demande et les prétentions de Valard. 

La Cour suprême a infirmé ces jugements en concluant que même si le contrat* et la loi albertaine n’imposaient pas expressément au fiduciaire Bird d’informer les éventuels réclamants, dont Valard, de l’existence du cautionnement, certaines circonstances pouvaient lui imposer en l’espèce de « prendre des mesures raisonnables pour informer les éventuels bénéficiaires de la fiducie de l’existence de celle-ci ». 

*L’affaire ne dit pas s’il s’agissait d’un contrat normalisé. Or, soulignons que les contrats normalisés, tels que le CCDC-2, contiennent une disposition prévoyant l’obligation pour l’entrepreneur de conserver, à l’emplacement de l’ouvrage, un exemplaire des documents contractuels à jour. 

Ces circonstances sont que le cautionnement n’est pas chose courante dans le secteur privé des sables bitumineux en Alberta, qu’il n’était ni affiché ni autrement annoncé dans la roulotte de chantier où Valard était tenue d’assister à des réunions quotidiennes, que Bird avait été avisée que Valard peinait à se faire payer et que celle-ci ignorait l’existence du cautionnement en tout temps utile à l’exercice de ses droits contre la caution. 

En d’autres circonstances, la Cour souligne qu’il demeure fort possible, lorsque par exemple le cautionnement constitue une pratique courante ou que son existence est révélée au dossier d’appel d’offres, que « le fiduciaire pourrait n’avoir à prendre que peu ou pas de mesures » afin de divulguer l’existence du cautionnement. 

La Cour Suprême analyse le degré de l’obligation du fiduciaire dans l’hypothèse où un bénéficiaire doit être informé de l’existence du cautionnement lorsque non prévu par la loi ou les termes mêmes du cautionnement. 

Dans l’hypothèse où un bénéficiaire serait déraisonnablement désavantagé de ne pas être informé de l’existence du cautionnement, le fiduciaire engage sa responsabilité en dommages et intérêts envers les bénéficiaires. La question de savoir si un désavantage donné serait déraisonnable est une question de fait qui s’analyse en fonction de la nature et des clauses du cautionnement ainsi que de l’environnement social ou commercial dans lequel il s’applique. 

La norme applicable pour analyser la manière dont le fiduciaire doit s’acquitter de son devoir de divulguer l’existence du cautionnement n’est pas la « perfection, mais plutôt l’honnêteté ainsi que l’habileté et la prudence raisonnable ». Par conséquent, les tribunaux devront déterminer quelles sont les mesures qu’un fiduciaire honnête et raisonnablement habile et prudent aurait prises pour informer les éventuels bénéficiaires de l’existence du cautionnement, sans être obligé de s’assurer que chaque bénéficiaire éventuel connaît l’existence du cautionnement, mais uniquement de prendre des mesures raisonnables à cette fin. 

Le dossier est renvoyé en première instance afin qu’il soit statué sur les dommages occasionnés par Valard, la preuve ne démontrant pas à combien s’élevait le solde du cautionnement disponible à la période pertinente. 

2. L’applicabilité de ces principes en droit québécois 

Tout comme le constate la Cour suprême à l’égard du droit albertain, il n’existe pas au Québec d’obligation explicite de révéler l’existence d’un cautionnement pour gages et matériaux à ses bénéficiaires, et ce, tant en vertu des dispositions encadrant le contrat de cautionnement que celles portant sur la stipulation pour autrui qui en découle. 

Dans un arrêt de 1991, la Cour d’appel du Québec2 avait toutefois déjà reconnu l’existence d’un devoir implicite de la part de celui qui requiert la fourniture du cautionnement (le propriétaire ou, comme dans l’affaire Valard, l’entrepreneur général), mais également de la part de la caution, de répondre à une demande d’information y afférente et d’en révéler l’existence. 

Son raisonnement s’appuie sur les obligations de bonne foi, d’équité et de loyauté consacrées aux articles 1375 et 1434 du Code civil du Québec

Sous la plume du juge Gendreau (opinion à laquelle souscrit le juge LeBel, alors à la Cour d’appel), la Cour conclut :

« [48]  Or, en l’espèce, Irving a connu l’existence du cautionnement et l’identité de la caution. Créancière, elle a dénoncé à son nouveau débiteur, Les Prévoyants, la dette de l’entrepreneur général et requis qu’on lui fournisse le texte intégral du contrat dont elle était maintenant bénéficiaire. Les Prévoyants, de leur côté, savaient que l’obligation d’agir dans les douze mois était inconnue de l’appelante tant qu’elle ignorait le contenu du document qui la créait. Aussi, chaque jour, semaine et mois qui s’écoulait rapprochait l’intimée du moment où elle serait libérée de son obligation de payer Irving. Or, au lieu de remettre la copie du contrat laissant à l’appelante le soin de l’interpréter et de s’en prévaloir, l’intimée est demeurée muette et sans rejeter formellement la requête d’Irving, elle lui a affirmé que sa réclamation était reçue et sous étude, lui laissant croire que les formalités du contrat étaient remplies et créant ainsi chez son débiteur un sentiment de sécurité qui le retenait d’agir. Le juge de la Cour supérieure l’a bien réalisé, lui qui utilise la locution « n’a pas donné suite » pour qualifier l’attitude de l’intimée. C’est cette conduite dans ces circonstances que j’estime fautive.

[49]   La situation eut été tout autre si le délai de prescription avait été connu de l’appelante parce que décrété par la loi ou un règlement ou que Irving eut mal interprété le texte du contrat ou ait, bien qu’informée, tardé à assigner l’intimée.

[50]  En somme, je suis d’accord avec la professeure Louise Poudrier-LeBel lorsqu’elle écrit:

« Le juge renvoie aussi l’action contre le maître de l’ouvrage, aucune obligation de faire connaître l’existence du cautionnement ne repose sur lui, même si en common law, il est considéré comme un fiduciaire. Nous admettons le principe que le propriétaire ne soit pas tenu d’aviser les sous-entrepreneurs et fournisseurs de l’existence du cautionnement de matériaux et main-d’œuvre, car le but ultime de ce contrat est de se protéger lui-même. Cependant, si le propriétaire ne répond pas à la demande d’information du sous-entrepreneur ou du fournisseur, nous pensons qu’il commet une faute. L’on peut en effet soutenir que le maître de l’ouvrage encourt une obligation générale de comportement lorsqu’il possède une information pertinente à l’exécution du contrat. De plus, si dans l’appel d’offre, le maître de l’ouvrage a exigé la production d’un cautionnement de matériaux et main-d’œuvre, les sous-traitants de fournisseurs sont en droit de prétendre qu’ils ont contracté avec l’entrepreneur général en considération de ce fait. »

(2 m.a., p. 132)

[51]  J’estime et en tout respect pour l’avis contraire, que cette affirmation s’applique non seulement à l’endroit du propriétaire mais aussi et a fortiori à la caution en raison du lien de créancier à débiteur créé par la stipulation pour autrui.

[52]   L’intimée plaide enfin qu’Irving aurait pu requérir la copie du cautionnement du syndic à la faillite de l’entrepreneur ou du donneur d’ouvrage. Peut-être. Mais cela ne constitue pas une exonération pour Les Prévoyants qui continuent d’être tenus à leur obligation générale de comportement équitable. Sa responsabilité acquise, l’intimée ne se dégagera que si elle démontre la force majeure ou la faute de l’appelante, ce qu’à mon avis et avec égards, elle n’a pas fait. »3 

Il faut également accorder priorité aux termes du contrat qui prévoit parfois des modalités plus exigeantes, comme c’est d’ailleurs le cas dans le Cahier des charges et devis généraux (CCDG) du ministère des Transports, de la Mobilité durable et de l’Électrification des transports qui impose à l’entrepreneur général de maintenir affiché, à un endroit bien en vue sur le chantier, un avis aux éventuels bénéficiaires. 

3. Les conclusions 

Si, comme le souligne d’ailleurs la juge Karakatsanis (dissidente), « le fait d’imposer des obligations différentes selon le secteur concerné de l’industrie de la construction ou la région dans laquelle se déroulent les travaux introduit de l’incertitude dans un domaine où il n’en existait pas jusqu’ici », nous croyons utile de formuler quelques recommandations visant à prévenir concrètement de tels différends : 

Pour les propriétaires, entrepreneurs généraux et cautions : 

  • Prendre connaissance et veiller à l’application de toute exigence contractuelle en matière d’information et d’affichage, comme c’est le cas dans les CCDG. 
  • Prendre des mesures raisonnables pour informer les éventuels réclamants de l’existence d’un cautionnement pour gages et matériaux, par exemple en affichant l’information au chantier, particulièrement lorsque celui-ci n’est pas chose courante, tel que dans les projets privés, ou en le transmettant à un débiteur vraisemblablement impayé. 
  • Répondre correctement et promptement à toute demande en ce sens de la part d’un éventuel réclamant qui s’interroge, par exemple, sur l’identité de la caution. 

Pour les éventuels réclamants : 

  • Demander, au moyen d’un avis écrit, copie de tout cautionnement dont vous pourriez éventuellement bénéficier dans le cadre du projet, particulièrement en cas de défaut de paiement et indistinctement du type de projet.

1 2018 CSC 8
2 Pétroles Irving inc. c. Prévoyants du Canada compagnie d’assurances, 1991 CanLII 3114 (QCCA)
3 Id.