L’immunité relative des acteurs du système de droit professionnel : un motif d’irrecevabilité percutant

La protection du public, principale mission des ordres professionnels1, constitue la pierre angulaire du droit professionnel. Afin de leur permettre de remplir ce rôle, l’article 193 du Code des professions (RLRQ c. C‑26) confère aux différents acteurs du système de droit professionnel, tels les syndics, les ordres, les inspecteurs et le Tribunal des professions, une immunité relative en vertu de laquelle ils « [n]e peuvent être poursuivis en justice en raison d’actes accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions. »

Au stade préliminaire, l’immunité relative peut être soulevée comme fondement d’une demande en rejet d’une action en responsabilité civile intentée à l’encontre de divers intervenants du droit professionnel. Ce moyen, qui peut également être soulevé au fond2, a fait couler beaucoup d’encre en jurisprudence3, faisant d’ailleurs l’objet d’un arrêt de principe de la Cour suprême du Canada, Finney c. Barreau du Québec4.

En effet, dans les dernières années, la Cour supérieure a confirmé à diverses reprises la portée de cette immunité relative au stade préliminaire, notamment aux fins de rejeter une action intentée à l’encontre du Conseil de discipline du Barreau du Québec et de trois de ses membres5, de même qu’un recours visant la Chambre des notaires et deux de ses syndics6. Tout récemment, en avril 2022, la Cour du Québec a affirmé de nouveau la fonction de l’immunité relative accordée par le Code des professions pour accueillir le rejet d’une demande introduite contre un syndic du Barreau du Québec.

 

Rappel des règles afférentes à l’immunité relative de l’article 193 du Code des professions

L’objectif de l’immunité relative

Comme l’enseigne la Cour suprême, le législateur a accordé aux ordres professionnels une immunité relative pour pallier les difficultés et les risques rattachés à l’exercice de leurs fonctions diverses, assurant ainsi leur liberté d’action et leurs marges d’appréciation et de discrétion7. Abondant dans le même sens, l’honorable Richard Wagner, alors juge à la Cour supérieure, explique dans la décision Richard c. Massicotte8 que cette immunité est amplement justifiée par la noblesse des objectifs poursuivis par les ordres et leurs représentants, la difficulté croissante qui accompagne l’accomplissement de leurs tâches au quotidien et l’utilisation abusive de la plainte déontologique par certains justiciables.

La présomption de bonne foi

La notion de bonne foi se situe au cœur de l’interprétation et de l’application de l’article 193 du Code des professions. En effet, étant qualifiée de « relative », l’immunité de poursuite conférée par cette disposition peut être repoussée par la démonstration de la mauvaise foi de celui qui en bénéficie. Selon la Cour suprême, cette notion spécifique de mauvaise foi englobe la faute intentionnelle, l’insouciance grave ou encore l’incurie impliquant un dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir9. Il s’agit d’un lourd fardeau de preuve reposant sur les épaules de la partie demanderesse, car, conformément à l’article 2805 du Code civil du Québec, la bonne foi se présume toujours. À défaut de réfuter cette présomption et de démontrer l’absence de bonne foi, l’action intentée contre celui qui bénéficie de l’immunité relative doit être rejetée10.

L’examen d’une demande en rejet

Dans son analyse d’une demande en rejet fondée sur l’argument de l’immunité relative de l’article 193 du Code des professions, la Cour supérieure enseigne dans la décision Gauthier c. Conseil de discipline du Barreau du Québec11 que le tribunal doit se concentrer sur les faits allégués dans l’acte de procédure, et non sur la façon dont la partie demanderesse les qualifie12. Ensuite, le tribunal évalue si certains de ces faits, dans l’éventualité où ils sont prouvés, sont susceptibles de repousser la présomption de bonne foi dont bénéficie la partie défenderesse13.

Il ne suffit pas, pour faire échec à l’immunité relative, d’alléguer la mauvaise foi de celui qui en bénéficie. Au contraire, des allégations précises et contextualisées sont nécessaires pour passer outre cette immunité. Ainsi, le tribunal saisi d’une demande en irrecevabilité « doit retrouver dans la poursuite un ensemble de faits dont la preuve, au procès, serait susceptible de repousser la présomption de bonne foi dont les décideurs disciplinaires bénéficient.14 »

Le pouvoir de poursuite d’un ordre professionnel

Au-delà de l’immunité relative conférée par l’article 193 du Code des professions, il convient de souligner que lorsqu’un ordre professionnel intente une poursuite pénale, notamment pour exercice illégal de la profession15, il bénéficie d’une présomption, à titre d’autorité poursuivante, selon laquelle il exerce de bonne foi son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites16. Dans ce contexte, afin de justifier l’intervention d’une cour, la partie demanderesse a le fardeau de démontrer « clairement l’existence de motifs illégitimes, de mauvaise foi ou d’un acte si fautif qu’il viole la conscience de la collectivité, à un point tel qu’il serait vraiment injuste et indécent de continuer »17. Si le seul acte reproché à l’ordre est d’avoir intenté une poursuite, le tribunal pourra conclure avec raison qu’il y a absence de preuve d’un motif oblique, illégitime ou de mauvaise foi18.

L’affaire Harvey c. Bilodeau

Il s’agit du test récemment appliqué par la Cour supérieure dans le dossier Harvey c. Bilodeau19, alors saisie d’une demande en rejet fondée sur l’article 51 du Code de procédure civile. Dans cette affaire, les demandeurs Me Stéphane Harvey et Stéphane Harvey Avocat inc. réclamaient au défendeur Me Guy Bilodeau, en sa qualité de syndic du Barreau du Québec, la somme de 26 000 $ en dommages moraux, troubles et inconvénients, perte de revenus et dommages-intérêts punitifs, alléguant diverses fautes qu’il aurait commises dans l’exercice de ses fonctions.

La Cour entame sa réflexion en reproduisant les concepts généraux applicables en matière de demande en rejet, mettant en évidence son devoir de faire preuve de prudence avant de rejeter un recours au motif qu’il est manifestement mal fondé. Dans le contexte particulier de cette affaire, la Cour ajoute que cette prudence doit s’exercer en gardant à l’esprit le but de l’immunité relative dont bénéficie le défendeur, c’est-à-dire d’empêcher les poursuites basées sur les actes accomplis de bonne foi dans l’exercice des fonctions du syndic.

La Cour affirme que cette immunité « restreint le régime général de la responsabilité civile aux cas démontrant de la mauvaise foi de la part du syndic. » Ce faisant, elle rappelle l’interprétation large que doit recevoir la notion de mauvaise foi, telle que confirmée par la Cour suprême dans l’arrêt Finney c. Barreau du Québec. Puis, la Cour résume les composantes de l’analyse qu’elle devra accomplir pour déterminer si les demandeurs parviennent à faire échec à l’immunité relative :

[27] Le fardeau est donc lourd sur les épaules des demandeurs considérant que la bonne foi se présume. Le Tribunal n’a cependant pas à décider si le recours est risqué, mais plutôt s’il est mal fondé et abusif.

[28] Le Tribunal doit se demander si, parmi les faits allégués à la Demande, il y en a qui sont susceptibles, si prouvés, de repousser la présomption de bonne foi dont bénéficie le défendeur et cela, abstraction faite de la qualification que peuvent faire les demandeurs de ces faits.

[29] Dans un contexte de demande en rejet, le Tribunal peut considérer les actes de procédures et les pièces en demande et en défense afin d’évaluer le bien-fondé de la demande en rejet. Il en est de même des décisions antérieures statuant sur les faits pertinents au litige.

[Notes omises]

En analysant l’ensemble des fautes reprochées au défendeur et leurs assises factuelles, la Cour conclut que, abstraction faite de la qualification qu’en font les demandeurs, les faits, mêmes si prouvés, sont insuffisants pour faire échec à l’immunité de l’article 193 du Code des professions. En effet, les pièces et le jugement produits, assortis aux procédures du dossier, convainquent la Cour que le recours est manifestement mal fondé et abusif. De ce fait, elle rejette la demande introductive d’instance des demandeurs.

 

Conclusion

L’importance de l’immunité relative conférée par l’article 193 du Code des professions dans la protection du public commande de ne pas maintenir un recours qui serait déraisonnable et de nature à miner la crédibilité du système de justice ou à en déconsidérer son administration. Cela aurait pour effet de limiter les interventions des acteurs du système professionnel dans l’accomplissement de leur mission, de peur d’être subséquemment poursuivis20. Conséquemment, la demande en rejet s’avère un moyen procédural approprié pour faire valoir l’immunité relative prévue à l’article 193 du Code des professions, son but premier étant d’empêcher l’institution d’une poursuite, et non uniquement d’entraîner son rejet à la suite d’un procès sur le fond, comme le soulignait récemment la Cour supérieure dans le dossier Gauthier c. Conseil de discipline du Barreau du Québec21.

À cet effet, rappelons que cette dernière, dans sa récente décision Malus c. Chambre des notaires, insiste sur le rôle du tribunal saisi d’une action intentée contre un organisme bénéficiant d’une immunité législative : il doit s’assurer que la voie vers une audition au mérite demeure étroite. Autrement, une voie trop large entravera l’exercice des fonctions des personnes chargées de la protection du public, qui verront leur immunité remise en question et leur bonne foi testée au procès sur la simple base d’allégations frivoles et d’opinions subjectives22.

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1 Article 23 du Code des professions, RLRQ c. C-26.
2 Voir notamment : Blanchet c. Chapados, 2010 QCCA 174; Létourneau c. Ordre des acupuncteurs du Québec, 2015 QCCQ 4156; Andrade-Franco c. Arseneault, 2017 QCCS 1753 (appel rejeté : 2019 QCCA 155).
3 L’immunité relative a maintes fois été invoquée avec succès au stade préliminaire, notamment : Richard c. Massicotte, 2007 QCCS 471; Paré c. Le Tarte, 2007 QCCS 2083; Truong c. Ordre des dentistes du Québec, 2009 QCCS 1976 (requête en rejet d’appel accueillie : 2011 QCCA 1138); Morin c. Deschênes, 2011 QCCS 4247; Jean-Pierre c. Bélanger, 2016 QCCQ 2819 (requête pour permission d’appeler hors délai rejetée : 2016 QCCA 2049); Labbé c. Nadeau, 2017 QCCS 6193; Gauthier c. Conseil de discipline du Barreau du Québec, 2020 QCCS 679; Sandor c. Collège des médecins, 2021 QCCS 3870; Malus c. Chambre des notaires du Québec, 2021 QCCS 966; Harvey c. Lavoie, 2021 QCCS 2364 (requête pour permission d’appeler rejetée : 2021 QCCA 1024. Certaines demandes en rejet ou en irrecevabilité au stade préliminaire ont plutôt été rejetées, le tribunal jugeant généralement qu’il faut aller à procès pour déterminer si l’immunité s’applique réellement, faute de faits évidents justifiant l’irrecevabilité, notamment : Picard c. Ordre des médecins vétérinaires du Québec, 2003 CanLII 29764 (QC CS); Bohémier c. Barreau du Québec, 2012 QCCA 308; Fanous c. Gauthier, 2018 QCCA 293; Lacroix c. Barreau du Québec, 2019 QCCQ 7713; Casale c. Ordre des chiropraticiens du Québec, 2020 QCCS 1343.
4 2004 CSC 36 [« Finney »].
5 Gauthier c. Conseil de discipline du Barreau du Québec, 2020 QCCS 679.
6 Malus c. Chambre des notaires du Québec, 2021 QCCS 966.
7 Finney, paragr. 21 et 40.
8 2007 QCCS 471 [« Richard »].
9 Finney, précité, paragr. 38-40.
10 Ibid., paragr. 36.
11 2020 QCCS 679.
12 Gauthier c. Conseil de discipline du Barreau du Québec, 2020 QCCS 679, paragr. 39.
13 Ibid., paragr. 51.
14 Ibid., paragr. 53.
15 Article 189 du Code des professions, RLRQ c. C-26.
16 Collège des médecins du Québec c. Collège d’études en ostéopathie inc., 2021 QCCS 1991, paragr. 17.
17 Ibid., paragr. 18.
18 Ibid., paragr. 19.
19 Dossier de Cour n° 200-22-090903-212.
20 Richard, précité, paragr. 58-59.
21 Gauthier, précité, paragr. 28, 31-32.
22 Malus c. Chambre des notaires du Québec, 2021 QCCS 966, paragr. 69-70.