Les documents préparés dans le cadre d’une enquête interne sont-ils toujours protégés par le privilège relatif au litige?

Le présent article constitue une version modifiée d’un commentaire initialement paru aux Éditions Yvon Blais en juin 2022 (EYB2022REP3463).

Le privilège relatif au litige constitue une exception à la divulgation complète des faits pertinents lors d’un interrogatoire préalable et peut être invoqué à l’égard de documents confectionnés en préparation d’un litige, notamment dans le cadre d’une enquête interne. Or, la distinction entre une enquête interne menée dans le cadre des activités d’une société et une enquête menée en préparation d’un litige peut parfois s’avérer ténue, comme en témoigne la décision Zurich Insurance Company Ltd. (Canadian Branch) c. A.H. Lundberg Systems Limited1.

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Dans cette affaire, la demanderesse Fortress Specialty Cellulose inc. (« Fortress ») possède et exploite une usine de transformation de pâtes et papiers à Thurso, au Québec, ayant fait l’objet d’une importante explosion le 20 septembre 2017.

Près de deux ans plus tard, Fortress et six assureurs introduisent un recours judiciaire contre la défenderesse A.H. Lundberg Systems Limited (« Lundberg »), prétendant que l’explosion a été causée par un vice de construction affectant une des composantes d’un système conçu par la Lundberg.

Dans le cadre de ce litige, les parties procèdent aux interrogatoires préalables de plusieurs employés de Fortress. Ces témoignages révèlent qu’immédiatement après l’explosion, Fortress a entrepris une enquête interne lors de laquelle des témoins sont rencontrés, des données sont extraites du système en cause et certains documents sont préparés.

C’est dans ce contexte que les avocats de Lundberg demandent la production des documents préparés et utilisés par Fortress dans le cadre du processus d’enquête. Les demanderesses s’y opposent, au motif que la documentation est visée par le privilège relatif au litige et, subsidiairement, qu’elle est protégée par le secret professionnel. 

La Cour supérieure (la « Cour ») rejette les objections formulées par la partie demanderesse et détermine que les documents préparés dans le cadre de l’enquête interne de Fortress doivent être communiqués. À la lumière des notes sténographiques des interrogatoires préalables tenus, le tribunal conclut que l’enquête interne et les documents s’y rattachant visaient davantage à élaborer une solution pour remédier à la situation et modifier les pratiques futures de Fortress.

Afin d’illustrer davantage qu’il ne s’agissait pas d’une enquête ayant comme objet principal la préparation du litige, la Cour s’appuie sur deux éléments additionnels révélés par la preuve, à savoir l’implication de Lundberg dans le cadre de l’enquête et la communication des résultats à l’ensemble des employés des Fortress. Aux yeux de la Cour, ces faits tendent à démontrer que le déclenchement de l’enquête de Fortress s’inscrit dans le cours normal de ses activités en cas d’incident – et non en vue de la préparation d’un litige dont Fortress souhaiterait conserver la confidentialité2.

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Commentaire : Aux fins de l’application du privilège relatif au litige, il n’est pas suffisant de démontrer que la documentation dont la communication est recherchée peut s’avérer utile pour la préparation d’un litige3. Il importe qu’au moment de leur confection, les documents aient pour objet principal la préparation du litige4.

Quand une enquête est déclenchée dans le cours normal des activités de l’entreprise, elle peut notamment viser à identifier des lacunes à corriger, à rechercher une solution à un problème ou à faire la lumière sur les circonstances d’un incident à des fins purement administratives. Lorsque l’une ou l’autre de ces finalités est poursuivie – comme en l’occurrence – les documents constitués dans le cadre du processus d’enquête pourrait être communiqués aux parties adverses si demandés dans le cadre d’un litige et leur contenu ne serait pas protégé par le privilège relatif au litige.

La participation de la partie adverse à l’enquête interne, ou encore la renonciation de l’entreprise au caractère confidentiel des résultats de celle-ci, sont également des facteurs militant en faveur de la divulgation des documents au stade préliminaire de l’instance et qui démontrent bien que l’enquête ne visait pas la préparation d’un éventuel litige5.

La décision Zurich Insurance Company Ltd. (Canadian Branch) c. A.H. Lundberg Systems Limited rappelle que le privilège relatif au litige doit être interprété restrictivement, car il constitue une immunité de divulgation de la preuve et fait obstacle à la divulgation la plus complète de la preuve au stade préliminaire de l’instance.

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1 2022 QCCS 390.
2 Paragraphe 52 de la décision commentée.
3 Développements Limoges c. WSP Canada inc., 2016 QCCS 353, par. 72.
4 Paragraphes 36 et 37 de la décision commentée. Voir également Développements Limoges c. WSP Canada inc., 2016 QCCS 353, par. 72.
5 Paragraphes 49 à 64 de la décision commentée.