L’après-COVID-19 : les administrateurs face à une nouvelle gamme de risques propres au XXIe siècle

Certains prétendent que la crise de la COVID-19 n’aurait pas dû être un choc aussi violent et imprévisible et au contraire qu’une pandémie à l’échelle internationale aurait dû faire partie des risques prévisibles1. D’ailleurs, plusieurs gouvernements avaient déjà dans leur coffre à outils des mesures sanitaires et des politiques publiques adaptées pour y faire face. Si tel est le cas, est-ce que les dirigeants d’entreprises auraient dû être mieux informés sur une telle possibilité? Est-ce que le risque de pandémie aurait dû faire partie de leur cartographie des risques? Quel est le rôle que peuvent jouer les administrateurs de sociétés qui voudront envisager l’avenir de leur entreprise en se préparant à faire face aux risques futurs? 

Pour préparer la manière dont les organisations pourront naviguer dans les prochaines eaux tumultueuses, il est primordial de se pencher dès maintenant sur certains des enjeux propres au XXIe siècle, qui représenteront pour les organisations certes de nombreuses opportunités, mais qui constituent aussi indéniablement une nouvelle gamme de risques à prendre en compte dans les comportements de gouvernance des sociétés. 

Il appert que certains risques sont internes à une organisation et s’avèrent le plus souvent évitables (fraude, mouvement #MoiAussi (#MeToo), infractions pénales et réglementaires, etc.), alors que d’autres sont externes à l’organisation et ne peuvent, dans certains cas, être empêchés (cyberattaques; catastrophes environnementales; risques sanitaires humains ou animaux; chute des marchés et autres enjeux économiques; élections de nouveaux gouvernements; enjeux politiques (traités, libre échange); et positionnement de la société (carrés rouges, gilets jaunes, populisme, réputation et opinions publiques, guerres, etc.)). 

En revanche, qu’ils soient évitables ou non, plusieurs de ces risques sont prévisibles. Il appartient donc à la direction, mais également aux cadres de sociétés, de penser à l’avenir post-COVID-19 pour que leur organisation en tire avantage à long terme. 

Déterminer et évaluer les nouveaux risques 

Dans ce contexte, l’examen des nouveaux risques devient fondamental pour assurer la continuité des affaires lors d’une crise et la pérennité de l’organisation dans le temps. 

Cela consiste à déterminer et évaluer chaque étape de la trajectoire d’un risque potentiel. Ainsi, des origines d’un danger à ses conséquences finales pour une organisation, cette analyse est essentielle pour décider si et comment le risque doit être évité, réduit ou accepté2

Or, il existe certaines difficultés à évaluer les risques, notamment parce que ce travail d’évaluation nécessite la mobilisation d’une grande quantité de connaissances provenant de diverses disciplines, ainsi que l’élaboration de méthodologies et d’outils sophistiqués et de plus en plus fiables3

Promouvoir une culture de sécurité à l’égard des risques au sein des organisations 

Le succès ou l’échec d’une organisation dans la gestion des risques ne dépend pas seulement des mesures spécifiques de prévention et d’atténuation, mais aussi de la force de sa « culture de sécurité », de ses attitudes envers le risque et la sécurité à tous les niveaux de prise de décision4

Dans ce contexte, il devient donc pertinent d’instaurer au sein de l’organisation une culture de sécurité à l’égard des risques. Les administrateurs sont par ailleurs bien placés pour insuffler cette culture, en la développant d’abord au sein du conseil d’administration et dans ses relations avec la direction de la société. 

Au niveau du conseil d’administration, la création d’un comité sur la prospective et la gestion du risque peut être une bonne pratique à mettre en œuvre afin de s’assurer que le conseil dans son ensemble s’inspire des meilleures pratiques et des derniers développements en la matière. 

En outre, un conseil d’administration composé de membres qualifiés, dont les profils sont variés offrira une meilleure pluridisciplinarité dans le travail d’évaluation des risques. Ainsi, la parité, la diversité ethnique et culturelle, la jeunesse, l’horizon professionnel varié des membres d’un conseil d’administration sont autant d’atouts pour ce travail holistique. L’assistance d’experts dans ce domaine peut également aider la direction et le conseil à étendre leur réflexion au-delà de ce qui est bien connu et déjà anticipé, pour s’assurer d’une vue plus globale5

Préparer l’avenir 

Dans les paragraphes qui suivent, sans nous vouloir exhaustifs, nous examinerons certains des risques mondiaux de 2020 et esquisserons une nouvelle gamme de risques post-COVID-19. D’une forte tendance en faveur de la mondialisation, les nouvelles circonstances imposent de nouvelles réflexions sur l’avenir de notre économie dont plusieurs secteurs misaient sur les chaînes d’approvisionnements mondiales et les exportations. 

1) Paysage des risques mondiaux 2020 (pré-COVID-19)6 

Dans son rapport sur les risques mondiaux 2020, le Forum économique mondial (FEM) décrivait un monde instable en offrant une perspective riche sur les principales menaces susceptibles d’avoir un effet sur la prospérité mondiale en 2020 et au cours des dix prochaines années. Le rapport 2020 proposait aux parties prenantes de trouver des moyens pour agir rapidement et considérer les impacts des risques suivants : 

  • Risques écologiques
    • Pollution de l’air
    • Perte de la biodiversité
    • Changements climatiques
    • Séismes et éruptions volcaniques
    • Inondations
    • Tempêtes et cyclones
    • Gouvernance des océans et des pôles
    • Vagues de chaleurs extrêmes 
  • Risques technologiques 
    • Panne des infrastructures informatiques
    • Sécurité des données et information en ligne
    • Menaces liées aux nouvelles technologies
    • Cyberattaques
  • Risques économiques 
    • Effondrement du prix des actifs
    • Fluctuation extrême des matières premières
    • Fluctuations extrêmes des prix à la consommation
    • Fluctuations extrêmes des prix des ressources énergétiques
    • Crises budgétaires
    • Déséquilibres commerciaux et volatilité des infrastructures
    • Pénurie des liquidités/assèchement des crédits
    • Défaillance des instances de régulation
    • Retraits de la mondialisation
    • Ralentissement de l’économie chinoise 
  • Risques politiques et géopolitiques 
    • Polarisation politique et populisme
    • Fragilité des États
    • Conflits géopolitiques
    • Défaillances en matière de gouvernance mondiale
    • Commerce illicite
    • Crime organisé
    • Sécurité de l’espace
    • Terrorisme
    • Armes de destruction massive
    • Crise de la confiance publique 
  • Risques sociaux et sanitaires 
    • Maladies chroniques et infectieuses
    • Défis démographiques
    • Disparités économiques
    • Sécurité alimentaire
    • Migrations
    • Sécurité d’approvisionnement en eau
  • Risques liés à l’éthique
    • Manque de transparence et de loyauté de la direction et des administrateurs
    • Délits d’initiés
    • Abus de pouvoir
    • Conflits d’intérêts
    • Corruption
    • Culture de la performance à outrance  

2) Esquisse de la nouvelle gamme de risques post-COVID-19 

Passées les premières semaines de la crise sanitaire mondiale sans précédent liées à la COVID-19, il est maintenant plus que pertinent de se questionner sur l’après-crise, dans un contexte mondial en plein changement. Quels sont les nouveaux risques générés par la crise actuelle? 

La banque d’investissements Natixis annonçait récemment dans une note aux investisseurs la possibilité de la fin du capitalisme néo-libéral comme modèle du capitalisme7. Ce facteur de risque semble être l’un des plus déterminants à l’heure actuelle, car ce système économique reposait notamment sur la mondialisation, la réduction du rôle de l’État et de la pression fiscale, les privatisations et, dans certains pays, la faiblesse de la protection sociale. 

Dans cette note, Natixis avance que la crise de la COVID-19 pourrait certainement provoquer : 

  • un retour à des chaînes de valeur régionale, au lieu de chaînes de valeur mondiale, dans un nouveau contexte de démondialisation des économies réelles; 
  • une hausse des dépenses publiques en santé, des indemnisations du chômage, du soutien aux entreprises et la fin de la rigueur budgétaire là où elle était installée, puis la fin de la concurrence fiscale, car les États seront à la recherche de recettes; 
  • un nouveau désir d’intervention de l’État pour définir et développer les industries stratégiques locales (pharmacie, nouvelles technologies, énergies renouvelables, alimentaires, défense)8. 

Comme évoqué dans notre dernier article, la gouvernance d’entreprise ne s’inscrit plus en fonction de la seule maximisation des profits pour les actionnaires, mais à partir des processus décisionnels qui tiennent compte des différentes parties prenantes (salariés, clients, fournisseurs, sous-traitants, société civile en général)9

Les attentes croissantes des parties prenantes en matière d’éthique rejoignent les préoccupations des entreprises à assumer leur responsabilité sociétale et incitent maintenant les cadres et conseil d’administration, à une approche proactive sur ces sujets. 

Pour les membres du conseil d’administration, l’évaluation des risques éthiques va beaucoup plus loin que la simple évaluation des enjeux de conformité (éthique de conformité). Il appartient au conseil de s’assurer que les véritables risques éthiques de l’organisation soient identifiés et analysés. Cette réflexion est d’autant plus importante dans le contexte de cette pause forcée. Le philosophe et sociologue Bruno Dufour nous invite à utiliser ce temps de confinement pour faire un inventaire des activités à réévaluer et nous fournit un outil pour ce faire10.

La norme internationale ISO 26000 : une référence en matière de gouvernance éthique

En 2010, l’Organisation internationale de normalisation (ISO) a élaboré la norme ISO 26000 qui dresse les principales lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale d’une organisation et vise à encourager les organisations à surpasser les exigences de la loi, notamment en intégrant des comportements éthiques et socialement responsables. 

Ainsi, les Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale placent la gouvernance en partie responsable de l’optimisation de la contribution de l’organisation. Sont donc pris en compte les considérations relatives au développement durable et au respect des droits de la personne, au respect des relations de travail, de l’environnement, des pratiques exemptes de corruption, des questions relatives aux consommateurs et des liens avec les communautés et du développement local11

L’assistance d’experts dans ce domaine peut également aider les dirigeants et les administrateurs à étendre leur réflexion au-delà de ce qui est bien connu et déjà anticipé, pour s’assurer d’une vue plus globale. 

Conclusion 

Ainsi, l’un des effets non négligeables de cette crise, c’est qu’elle va amener à remettre en question plusieurs façons de faire actuelles, que ce soit la délocalisation de la production, les politiques d’adjudication de contrats des États ou la consommation. L’achat local et ses bienfaits sur notre économie, notre autonomie, notre santé et sur l’environnement fera certainement partie des réflexions, sans toutefois mettre de côté les bienfaits de l’importation, l’exportation et de la mondialisation, également essentiels à notre évolution. Ces changements majeurs potentiels ne signifient pas nécessairement la fin du monde que nous connaissons, mais ils commandent à tout le moins une analyse fondamentale sur le modèle d’affaire de la société. 

Devant ce portrait, les administrateurs doivent se poser plusieurs questions : 

  • La structure de gouvernance permet-elle de surveiller adéquatement les enjeux liés à ces risques?
  • Le conseil d’administration possède-il les connaissances et l’expertise pour en comprendre les enjeux?
  • Le système de recrutement et de rémunération des dirigeants favorise-t-il la nomination d’administrateurs ayant les compétences pour prendre en compte de ces nouveaux risques?
  • La culture d’entreprise favorise-t-elle l’innovation et l’adaptabilité face à ces nouveaux risques12?
  • L’entreprise promeut-elle une culture selon laquelle il est rappelé que l’éthique est l’affaire de tous?
  • Les administrateurs s’assurent-ils de participer et d’actualiser les valeurs de l’organisation et de valider que les valeurs affichées soient effectivement actualisées au sein de l’entreprise, prises en considération et intégrées dans la prise de décision, le recrutement des administrateurs et du personnel et dans l’évaluation du rendement de ceux-ci, ainsi que dans l’évaluation des risques?
  • Des indicateurs sont-ils mis en place pour évaluer l’état du rendement éthique de l’organisation?


1 Le président américain George W. Bush avait préparé le terrain pour la planification de futures pandémies en 2005 (https://abcnews.go.com/Politics/george-bush-2005-wait-pandemic-late-prepare/story?id=69979013); l’homme d’affaires américain Bill Gates mettait en garde le monde par rapport aux risques d’une pandémie mondiale lors d’un TED Talk en 2015 (https://www.forbes.com/sites/brucelee/2017/02/19/bill-gates-warns-of-epidemic-that-will-kill-over-30-million-people/#2dfddb9d282f); voir aussi Michele Wucker, The Gray Rhino : How to Recognize and Act on the Obvious Dangers We Ignore, St. Martin’s Press, New York, 2016 (l’auteure distingue le « cygne noir » – métaphore d’un choc violent et imprévisible – du « rhinocéros gris » – le danger prévisible qui n’a pas été pris en compte).
2 OCDE, Emerging Risks in the 21st Century : An Agenda for Action, Paris, 2003, pp. 15-16; voir aussi OCDE, OECD Recommendation on the Governance of Critical Risks, http://www.oecd.org/gov/risk/recommendation-on-governance-of-critical-risks.htm, consultée le 7 avril 2020.
3 OCDE, Emerging Risks in the 21st Century : An Agenda for Action, Paris, 2003, pp. 15-16.
4 OCDE, Emerging Risks in the 21st Century : An Agenda for Action, Paris, 2003, pp. 15-16 ; voir notamment OCDE, OECD Recommendation on the Governance of Critical Risks, http://www.oecd.org/gov/risk/recommendation-on-governance-of-critical-risks.htm, consultée le 7 avril 2020.
5 L’éthique des affaires et les principes de l’OCDE : que faire pour éviter une nouvelle crise? 
6 Pour cette section : Voir notamment, World Economic Forum in Partnership with MARSH & McLennan and Zurich Insurance Group, The Global Risks Report 2020 : Insight Report, 15th Edition, Genève, 2020, p. 11; L’Institut Canadien des Comptables Agréés, Cahier d’information sur le développement durable : enjeux environnementaux et sociaux : Question que les administrateurs devraient poser/Julie Desjardins, CA et Alan Willis, CA, Toronto, 2011, p. 3.
7 NATIXIS, La crise du coronavirus sonne-t-elle la fin du capitalisme néo-libéral?, Paris, 30 mars 2020, p. 1-2.
8 NATIXIS, La crise du coronavirus sonne-t-elle la fin du capitalisme néo-libéral?, Paris, 30 mars 2020, p. 1-2.
9 Éthique et gouvernance d’entreprise.
10 Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise.
11 ISO, Découvrir ISO 26000 : Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale, Genève, 2014, p. 14-15.
12 L’Institut Canadien des Comptables Agréés, Cahier d’information sur le développement durable : enjeux environnementaux et sociaux : Question que les administrateurs devraient poser/Julie Desjardins, CA et Alan Willis, CA, Toronto, 2011, p. V.