La qualité pour agir dans l’intérêt public : la Cour suprême réaffirme le cadre d’analyse de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society

Le 23 juin dernier, dans l’affaire Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficience1, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge en chef, a réaffirmé à l’unanimité le cadre d’analyse de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society2.

 

Historique judiciaire

En 2016, le Conseil des Canadiens avec une déficience (le « CCD »), une organisation sans but lucratif pour la défense des droits des personnes ayant une déficience au Canada, et deux demandeurs individuels déposent devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique un avis de poursuite civile dans lequel ils contestent la constitutionnalité de dispositions provinciales permettant aux médecins d’administrer des traitements psychiatriques à des patients ayant une déficience mentale sans leur consentement ou celui d’un mandataire (les « Dispositions »)3.

Or, en 2017, les demandeurs individuels se désistent de leur demande. Le CCD sollicite alors auprès de la Cour suprême de la Colombie-Britannique la qualité pour agir dans l’intérêt public. Le procureur général de la province s’y oppose, et le tribunal lui donne raison.

La Cour d’appel infirme cette décision aux motifs que le tribunal a erré en ne prenant pas suffisamment en compte les principes d’accès à la justice et de la légalité dans l’application du cadre d’analyse de l’arrêt Downtown Eastside, et en exigeant que la demande s’appuie sur un contexte factuel propre à un demandeur individuel. Elle renvoie cependant l’affaire pour réexamen devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Le procureur général se pourvoit devant la Cour suprême du Canada.

 

Aperçu du pourvoi en Cour suprême du Canada

Au terme de son arrêt, la Cour suprême du Canada (la « Cour ») reconnaît au CCD la qualité pour agir dans l’intérêt public. Le pourvoi est surtout l’occasion pour elle de revenir sur le cadre d’analyse de l’arrêt Downtown Eastside et de déterminer, à la lumière de ce cadre, 1) si les principes de l’accès à la justice et de la légalité doivent recevoir une importance particulière dans l’analyse et 2) comment une partie peut, en l’absence d’un codemandeur individuel, démontrer un contexte factuel suffisamment concret et élaboré.

 

L’arrêt Downtown Eastside fait toujours autorité 

D’abord, la Cour réaffirme les facteurs de l’arrêt Downtown Eastside4 encadrant le pouvoir discrétionnaire du tribunal de reconnaître la qualité d’agir dans l’intérêt public à un demandeur : 1) L’affaire soulève-t-elle une question sérieuse et justiciable? 2) La partie qui a intenté la poursuite a-t-elle un intérêt véritable dans l’affaire? 3) La poursuite proposée constitue-t-elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la cause à la Cour?

La Cour indique qu’un tribunal doit pondérer ces « trois facteurs cumulatifs en adoptant une approche téléologique et en tenant compte des circonstances »5 et réitère largement les enseignements de l’arrêt Downtown Eastside. Elle précise notamment que chaque facteur doit être soupesé à la lumière des objectifs qui militent pour restreindre la reconnaissance de la qualité pour agir : 1) l’affectation efficace des ressources judiciaires limitées et la nécessité d’écarter les plaideurs « trouble‑fête »; 2) l’assurance que les tribunaux entendront les principaux intéressés faire valoir contradictoirement leurs points de vue; et 3) la sauvegarde du rôle propre aux tribunaux dans le cadre de notre système démocratique de gouvernement6.

À ces objectifs s’ajoutent ceux qui militent plutôt pour la reconnaissance de la qualité pour agir, soit : 1) donner plein effet au principe de la légalité et 2) assurer un accès aux tribunaux ou, plus largement, un accès à la justice7.

Dans chaque cas, les tribunaux doivent exercer leur discrétion de façon à trouver un équilibre entre l’ensemble de ces objectifs8.

 

Les principes d’accès à la justice et de la légalité n’ont pas à recevoir une importance particulière dans l’analyse fondée sur l’arrêt Downtown Eastside

La Cour est d’avis que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a erré en concluant que ces principes doivent recevoir une importance particulière dans l’application des facteurs de l’arrêt Downtown Eastside, car les tribunaux doivent être guidés par tous les objectifs mentionnés ci-haut9 :

[…] S’il est vrai que l’accès à la justice et, plus spécialement, la légalité ont été essentiels à l’élaboration des règles de droit en matière de qualité pour agir dans l’intérêt public et qu’il s’agit de considérations importantes, ce ne sont pas les seules à prendre en compte. Autrement dit, aucun objet, principe ou facteur particuliers n’a préséance dans l’analyse. 

 

La démonstration d’un contexte factuel suffisant dépend des circonstances de l’affaire et ne requiert pas la présence d’un codemandeur individuel 

Cette démonstration s’inscrit dans le cadre de l’appréciation du troisième facteur de l’arrêt Downtown Eastside : la poursuite proposée constitue-t-elle une manière raisonnable et efficace de soumettre la cause à la Cour? En effet, pour répondre à cette question, un tribunal peut considérer la capacité du demandeur d’engager la poursuite, ce qui inclut sa capacité à présenter un contexte factuel suffisamment concret et élaboré10.

À cet égard, la Cour indique que d’exiger la présence d’un codemandeur individuel minerait les objectifs énumérés ci-dessus, notamment l’accès à la justice et le principe de la légalité11. Elle souligne d’ailleurs que le fardeau du demandeur de démontrer un contexte factuel suffisamment concret et élaboré « dépendra du stade du litige, de la nature ainsi que du contexte de l’affaire et des actes de procédure. »12 Un demandeur qui n’est pas directement touché pourrait en outre démontrer qu’il entend faire témoigner des personnes touchées par la question, souscrire à des engagements, voire présenter des éléments de preuve concrets13.

 

La possibilité pour les tribunaux de réexaminer la qualité pour agir dans l’intérêt public du demandeur 

Tout en rappelant que les tribunaux conservent la faculté de réexaminer la qualité pour agir dans l’intérêt public d’un demandeur au courant de l’instance, la Cour énonce que cela ne doit pas permettre à la partie adverse de remettre en question la qualité d’agir du demandeur à tout moment14. En effet, celle-ci ne peut obtenir réexamen que dans l’éventualité où un « changement important […] soulève un doute sérieux quant à la capacité de la partie représentant l’intérêt public de présenter un contexte factuel suffisamment concret et élaboré, et que les stratégies alternatives de gestion des litiges ne conviennent pas pour répondre à cette lacune ».15.

 

Conclusion 

L’état du droit sur cette question demeure inchangé suivant ce nouvel arrêt. Si d’aucuns s’interrogeaient sur l’utilité de cette notion à l’ère des actions collectives, un véhicule procédural qui facilite l’accès à la justice, il convient de noter que la Cour, se penchant sur le troisième facteur de l’arrêt Downtown Eastside, indique :

[113] Même si l’existence du recours collectif est pertinente, elle n’est pas déterminante (Downtown Eastside, par. 67). À mon sens, le CCD fait valoir deux motifs impérieux pour étayer son argument selon lequel sa poursuite constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour malgré l’existence de ce recours parallèle.

[114] Premièrement, le recours collectif regorge d’inconnus. Le dossier ne confirme pas que le recours collectif a été autorisé. Même s’il l’est, il se pourrait que les questions communes autorisées ne portent pas sur la constitutionnalité des dispositions contestées. La Cour ne dispose d’aucun renseignement au sujet de la preuve qui sera produite dans le cadre du recours collectif envisagé. Quoi qu’il en soit, ce type de recours est principalement axé sur l’obtention de dommages‑intérêts, ce qui mène souvent à des règlements plutôt qu’à des décisions sur les violations alléguées de la Charte. Pour ce motif, je ne peux conclure que le recours collectif constitue une manière plus efficace et efficiente de trancher les questions relatives à la Charte soulevées par le CCD.

[Soulignements ajoutés]

Les auteurs remercient Gabriel Auger Pinsonneault, étudiant en droit, pour sa collaboration à la rédaction de cet article.

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1 2022 CSC 27.
2 2012 CSC 45 [Downtown Eastside].
3 Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficience, 2022 CSC 27, par. 8.
4 2012 CSC 45.
5 Colombie-Britannique (Procureur général) c. Conseil des Canadiens avec déficience, 2022 CSC 27, par. 28.
6 Id., par. 29.
7 Id., par. 30.
8 Id., par. 31.
9 Id., par. 59.
10 Id., par. 55.
11 Id., par. 67.
12 Id., par. 72.
13 Ibid.
14 Id., par. 74-75.
15 Id., par. 75.