Canadian National Railway Co. c. McKercher LLP

L’encre de la Cour suprême du Canada a enfin coulé dans l’affaire Canadian National Railway Co. c. McKercher LLP, 2013 SCC 39 (ci-après « McKercher »). Les juristes attendaient que lumière soit faite sur la question de l’existence possible d’un conflit d’intérêts dans la situation où un avocat poursuit un client actuel dans une affaire non connexe. Ainsi, les réflexions de la Cour leur permettront de mieux cerner les composantes du devoir de loyauté, sans toutefois leur fournir la réponse précise qu’ils attendaient.

Les faits de la décision

Le cabinet d’avocats McKercher a été durant 10 ans l’un des principaux représentants juridiques du CN, une entreprise possédant un vaste réseau ferroviaire sillonnant l’Amérique du Nord. Le CN est l’une des plus grandes entreprises canadiennes distribuant chaque année pas moins de 600 dossiers à une cinquantaine de cabinets d’avocats à travers le pays.

En janvier 2009, McKercher amorce une bataille judiciaire contre le CN concernant la surcharge des frais de transport ayant été assumée par plusieurs fermiers de l’Ouest du pays durant les 25 dernières années. Le cabinet intente donc un recours collectif de 1,75 milliard de dollars contre le CN, sans lui en glisser un mot.

Au moment où le recours a été signifié à CN, McKercher était également son procureur dans quatre dossiers en cours, dont trois ont été abandonnés par McKercher et l’autre auquel le CN a mis fin. Il est intéressant de souligner que les parties ne contestent pas le fait qu’il n’y ait pas de lien juridique ou factuel entre ces quatre dossiers et le recours collectif intenté contre le CN.

Bien que McKercher ait cessé d’occuper dans les quatre dossiers, le CN a affirmé s’être senti trahi par son représentant juridique qui avait subitement décidé de changer son fusil d’épaule. Le CN croit également que de l’information confidentielle concernant son approche en affaires, sa tolérance aux risques et ses stratégies adoptées dans le cadre de litiges auraient, au cours des années, été divulguées à McKercher et qu’il pourrait utiliser cette information contre lui dans la représentation de son client Wallace.

Ainsi naît le présent litige puisque, selon le CN, McKercher devrait être déclaré inhabile à représenter Wallace, car le cabinet d’avocats a manqué à son devoir de loyauté et s’est placé en situation de conflit d’intérêts en choisissant de représenter Wallace.

La décision rendue par la Saskatchewan Court of Queen’s Bench

Ce tribunal de première instance a accepté l’argumentation présentée par le CN et a déclaré que McKercher était inhabile à représenter Wallace puisqu’il n’avait pas respecté son devoir de loyauté. Le juge rend sa décision en s’appuyant sur la longue relation d’affaires de McKercher et du CN, sur le fait que McKercher était le « go-to » cabinet d’avocats en Saskatchewan pour le CN, sur l’ampleur de la réclamation dans l’affaire Wallace, sur le sentiment de trahison ressenti par le CN et sur les renseignements obtenus, au cours des années, concernant les pratiques et les stratégies du CN.

La décision rendue par la Cour d’appel de la Saskatchewan

La Cour a renversé le jugement de première instance et a déclaré McKercher comme étant habile à représenter Wallace. Les principaux motifs de la décision sont abordés en trois points.

Dans un premier temps, la Cour conclut que la preuve présentée ne permettait pas de conclure que de l’information confidentielle aurait été transmise à McKercher. Selon elle, le risque de préjudice de cette potentielle divulgation d’information confidentielle était nul étant donné que les dossiers et leurs sujets n’étaient pas reliés. En effet, tous les mandats obtenus par McKercher ne portaient pas sur des sujets similaires à celui de l’affaire Wallace.

Dans un deuxième temps, la Cour rejette l’argument du CN voulant que l’acceptation par McKercher d’un mandat contre elle ait contrevenu à son devoir de loyauté. Selon elle, à la lumière de l’arrêt Neil, les tribunaux doivent vérifier la vulnérabilité d’une partie avant de se prononcer sur une telle situation. La Cour d’appel est donc venue à la conclusion qu’il serait faux de prétendre que le CN est un client vulnérable puisqu’il est, entre autres, doté d’un service juridique interne, qu’il a l’habitude d’employer sur une base régulière des cabinets d’avocats pour le représenter et qu’il doit être assimilé à un « Professional litigant ». En prenant en considération ces éléments, la Cour tranche que le CN consentait implicite­ment à ce que McKercher agisse contre lui dans d’autres litiges non connexes avec ses dossiers en cours.

Dans un troisième temps, la Cour blâme toutefois McKercher d’avoir omis d’aviser le CN dès le commencement de l’affaire Wallace et d’avoir manqué à son devoir de loyauté en mettant fin aux mandats que le CN lui avait confiés. Cependant, la Cour d’appel ne croit pas que la réparation appropriée devrait être une déclaration d’inhabilité de McKercher puisque le CN pouvait obtenir une autre forme de dédommagement, soit en réclamant les frais de transfert des dossiers dont McKercher était en charge.

La décision rendue par la Cour suprême

Comme mentionné précédemment, la Cour suprême ne répond pas précisément à la question lui ayant été soumise, à savoir si un cabinet d’avocats peut poursuivre un client actuel pour le compte d’un autre client. Par contre, elle établit les balises devant guider un tribunal lors de son analyse du devoir de loyauté qui incombe à un avocat.

Selon la Cour suprême, trois grands volets divisent le devoir de loyauté.

1er volet

Un avocat doit éviter de se placer dans une situation de conflit d’intérêts. Ce concept ayant été analysé, l’arrêt Neil indique qu’une « ligne de démarcation très nette » doit empêcher les cabinets d’avocats d’agir contre des clients actuels sans leur consentement libre et éclairé, et ce, que les dossiers aient ou non un lien entre eux. La Cour n’hésite donc pas à conclure qu’il ne faille pas déroger au respect des précédents ayant créé cette règle.

Cependant, elle met un bémol à cette règle en indiquant qu’elle a une portée limitée et rappelle qu’« elle s’applique lorsque les intérêts juridiques immédiats des clients s’opposent directement.1 ». Elle divise en quatre exceptions les situations devant limiter l’application de cette « ligne de démarcation très nette ».

Premièrement, elle ne s’applique pas lorsque les clients ne sont pas des adversaires directs.

Deuxièmement, ce sera également le cas lorsque les clients de l’avocat n’ont pas d’intérêt juridique. Par exemple, un avocat peut représenter A dans un contexte de litige et rendre une opinion juridique commerciale pour le compte de B qui irait à l’encontre des intérêts de A. Par contre, cet avocat ne pourrait pas, par la suite, poursuivre A pour le compte de B sur la base que ce dernier était au départ un client commercial. En agissant de la sorte, l’avocat se trouverait à représenter deux clients ayant des intérêts juridiques opposés, même si la situation initiale ne posait pas problème.

Troisièmement, une exception à la règle sera invoquée avec succès lorsqu’une partie tente de l’utiliser comme « tactique plutôt que principe »2. La Cour souligne au passage que les clients institutionnels sont particulièrement susceptibles de tomber dans cette exception et qu’il est préférable qu’ils évitent de distribuer leurs mandats parmi plusieurs grands cabinets. Ainsi, un client œuvrant dans un domaine technologique particulier userait d’une tactique s’il distribuait ses dossiers aux cinq seuls avocats spécialisés dans son domaine puisqu’il éviterait de la sorte d’être poursuivi par un adversaire représenté par un spécialiste de ce domaine de droit. Bref, cet avocat s’assurerait par le fait même d’avoir comme adversaire des procureurs étrangers aux notions de droit de ce domaine d’expertise. Un client agissant de la sorte ne devrait donc pas, selon la logique de la Cour, pouvoir jouir de la protection de la règle.

Finalement, la règle ne s’appliquera pas lorsque le client peut être qualifié de « plaideur d’habitude »3 devant s’attendre que son cabinet d’avocats agisse contre lui dans des dossiers non connexes au sien. Ainsi, la Cour considère que les gouvernements et les banques à charte entrent dans cette catégorie. Or, toute entente contractuelle entre les parties interdisant le cabinet à agir dans des dossiers non liés pourra écarter l’application de cette exception. Il est possible d’illustrer cette dernière exception de la façon suivante : un avocat, représentant la Banque ABC en matière de litige concernant ses baux commerciaux, pourrait la poursuivre pour le congédiement déguisé d’un de ses cadres. En clair, la Cour suprême a volontairement omis d’identifier toutes les parties pouvant être assimilées à des « plaideurs d’habitude » laissant ainsi un doute planer sur leur identité.

Concernant ce premier volet, la Cour a tranché que la conduite de McKercher entrait dans la « ligne de démarcation très nette » puisque le CN et Wallace avaient des intérêts juridiques opposés, que le CN n’avait pas abusé tactiquement de cette règle et qu’il était raisonnable pour le CN de croire que McKercher n’allait pas représenter une partie le poursuivant pour 1,75 milliard de dollars.

2e volet

La Cour rappelle que l’avocat doit respecter son devoir de dévouement envers la cause de ses clients, ce qui signifie qu’il ne devrait jamais cesser de les représenter subitement simplement pour éviter des situations de conflits d’intérêts avec d’autres clients actuels ou futurs. En somme, la Cour conclut que McKercher a contrevenu à ce point en laissant tomber les mandats que lui avait confiés le CN pour intenter un recours contre lui.

3e volet

La décision de la Cour suprême fait référence au devoir de franchise que l’avocat doit respecter envers son client et qui lui dicte de garder ses clients informés de toute question pertinente aux mandats qu’ils lui confient. Ainsi, la Cour conclut que McKercher n’a pas respecté ce devoir puisqu’il devait présenter au CN son intention de représenter Wallace et ensuite prendre une décision en conséquence.

Tout compte fait, selon la plus haute instance judiciaire, le cabinet McKercher se serait placé dans une situation de conflit d’intérêts et une déclaration prononçant son inhabilité devrait être la sanction appropriée, à moins qu’on ne démontre que le comportement du plaignant le prive de la possibilité de cette demande, qu’il y a atteinte grave au droit du libre choix à l’avocat ou que McKercher croyait de bonne foi pouvoir échapper à la règle de démarcation très nette.

Conclusion

Bien que les motifs mentionnés précédemment permettent de remanier le cadre juridique du devoir de loyauté incombant aux avocats, la Cour suprême renvoie néanmoins la présente affaire à la Cour du Banc de la Reine pour qu’elle détermine s’il y a non-respect par McKercher de ses obligations et, dans l’affirmative, qu’elle trouve le remède approprié.

En terminant, la juge en chef McLauchlin se permet toutefois d’indiquer ce qui suit en obiter :

« […] les facteurs identifiés précédemment […] peuvent laisser croire que la déclaration en inhabilité n’est pas le remède approprié dans les circonstances. […]4 »

L’affaire McKercher n’étant toujours pas réglée, il restera à voir si la Cour du Banc de la Reine prendra la tangente de la juge en chef ou bien si elle déclarera McKercher inhabile à représenter Wallace.


1 Au paragr. 32 de la décision.
2 Au paragr. 36 de la décision, la Cour réfère à la décision R. c. Neil, [2002] 3 R.C.S. 631, au paragr. 28.
3 Au paragr. 37 de la décision.
4 Au paragr. 67 de la décision.