Secret du délibéré et inconnaissabilité des motifs des commissaires : la Cour suprême du Canada tranche

Ce jour même, la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt fort attendu dans l’affaire Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval1. Cet arrêt aura des répercussions importantes sur l’ensemble des commissions scolaires du Québec.

Essentiellement, la Cour suprême du Canada conclut que les principes d’inconnaissabilité des motifs d’une décision et du secret du délibéré ne s’appliquent pas à un employeur public, en l’occurrence une commission scolaire qui impose une mesure disciplinaire à un salarié, et ce, même si cette décision est prise à huis clos. Par conséquent, il est possible d’interroger les membres d’un comité exécutif d’une commission scolaire quant aux motifs d’une décision qu’ils ont prise.

Rappelons que dans cette affaire, le comité exécutif de la Commission scolaire de Laval (la « Commission ») avait eu à déterminer, conformément à la Loi sur l’instruction publique (la « Loi »), si les antécédents judiciaires (possession d’arme prohibée, possession de stupéfiants et possession de produits de la criminalité) d’un de ses enseignants étaient en lien avec ses fonctions. Lors d’une de ses séances, le comité exécutif avait d’abord entendu les représentations de l’enseignant et du syndicat. Dans un deuxième temps, toujours lors de la même séance, les membres du comité exécutif s’étaient retirés pour délibérer entre eux, à huis clos. Soulignons que la Loi n’exige pas que les séances du comité exécutif soient publiques. Les règles de procédure de ce comité prévoient toutefois que ces séances soient publiques, mais que le comité peut décider de les tenir à huis clos.

Suite à ses délibérations, le comité exécutif a conclu que les antécédents judiciaires de l’enseignant étaient liés à ses fonctions et a procédé à la résiliation de son lien d’emploi. Cette décision de même que ses motifs ont été consignés par écrit dans une résolution du comité exécutif adoptée à l’unanimité. Cette décision a été contestée par voie de grief par le syndicat. 

Au début de la présentation de sa preuve devant l’arbitre Jacques Doré, le syndicat a assigné à comparaître trois des huit commissaires présents à la réunion en cause du comité exécutif. Le syndicat a spécifié que ces commissaires seraient appelés à témoigner sur tous les faits dont ils ont eu connaissance, sans quelque restriction que ce soit. Par conséquent, les questions que le syndicat entendait poser pouvaient notamment porter sur la nature et le contenu des délibérations du comité exécutif tenues à huis clos de même que sur les motifs, même purement individuels, ayant mené à l’adoption de la résolution. Soulignons que le syndicat ne soulevait aucun motif permettant de douter, prima facie, de la bonne foi des membres du comité exécutif ou d’un manquement grave dans le cadre du processus suivi.

La Commission a alors présenté une requête visant à circonscrire le témoignage des commissaires afin de le limiter à des éléments ne dévoilant ni les motifs ni le contenu du délibéré, alors que la Fédération des commissions scolaires du Québec (la « Fédération ») a présenté une requête pour casser l’assignation des commissaires.

Dans une sentence interlocutoire, l’arbitre Jacques Doré a rejeté les requêtes de la Commission et de la Fédération et a considéré qu’« il faut connaître la teneur des délibérations en détail », notamment « ce qu’il (sic) s’est passé à huis-clos (sic) en regard des informations transmises de vive voix et par écrit, aux discussions qui ont eu lieu entre les membres, voire aux objections qui ont été soulevées, etc. »2.

Le 31 janvier 2012, le juge Michel Delorme, de la Cour supérieure, accueillait la requête en révision judiciaire présentée par la Commission et la Fédération. Se fondant sur l’application du principe de l’inconnaissabilité, la Cour supérieure a conclu que les membres du comité ne pourront être entendus que « sur le processus formel qui a conduit à la décision prise en séance publique et non sur les motifs au fond ou leur élaboration dans la pensée des membres du comité exécutif »3.

Le 21 mars 2014, deux des trois juges de la Cour d’appel saisis du dossier ont accueilli l’appel présenté par le syndicat. Ils ont ainsi conclu que les commissaires peuvent être interrogés sur l’ensemble des circonstances, incluant les motifs exprimés et les discussions ayant eu lieu lors des délibérations4. Le juge Gagnon, dissident, aurait quant à lui rejeté l’appel, considérant le caractère inconnaissable des motifs ayant mené à l’adoption de la décision collective officialisée dans un écrit. Les témoignages des commissaires ne seraient pas pertinents puisque les idées, raisonnements et motivations profondes de chacun des membres ne sauraient « l’emporter sur la volonté de l’assemblée exprimée par résolution »5.

La Commission et la Fédération ont présenté une demande d’autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada, laquelle a été accueillie en décembre 2014. Devant la Cour suprême, la Commission et la Fédération ont soutenu que le syndicat ne saurait être autorisé à interroger les commissaires sur les motifs et intentions qu’ils ont pu exprimer ou entretenir dans le cadre des délibérations ayant mené à l’adoption de la résolution.

En effet, le comité exécutif constitue un organe décisionnel collectif qui s’exprime au moyen d’écrits officiels, soit ici une résolution. La décision est cristallisée dans cette résolution, ayant d’ailleurs valeur d’acte authentique, et les motifs individuels sont en principe inconnaissables. Lorsqu’une décision est ainsi transposée dans un écrit officiel, les motifs et délibérations préalables à une telle décision sont donc inconnaissables, puisque seul le texte adopté au final par l’organe décisionnel compte. La preuve des motifs et délibérations préalables à la cristallisation dans un tel écrit est en principe irrecevable, car dénuée de pertinence et, de surcroît, est une source de possible remise en question de la décision. La seule exception à ce principe est qu’en présence d’allégations sérieuses et précises de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, il pourrait être nécessaire d’examiner au préalable la légalité des motifs de la décision prise.

Dans son arrêt rendu ce jour, la Cour suprême, contrairement à la Cour supérieure et à la Cour d’appel, conclut que la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce plutôt que celle de la décision correcte. Cette première norme est applicable, selon les juges Gascon, McLachlin, Abella et Karakatsanis, puisque la question de l’interrogatoire des membres du comité exécutif demeure une question d’administration de la preuve, laquelle relève de la compétence exclusive de l’arbitre de griefs. Quant à eux, les juges Wagner, Côté et Brown affirment que la norme de contrôle applicable est plutôt celle de la décision correcte. Selon eux, la question, en l’espèce, est une question centrale pour l’administration de la justice dans son ensemble pour laquelle l’arbitre de griefs n’a aucune expertise particulière.

La Cour écarte, par la suite, le premier argument avancé par la Commission et la Fédération concernant l’application du principe de l’inconnaissabilité. Selon la Cour, ce principe s’applique à un corps législatif qui adopte des dispositions de nature législative. En l’espèce, la décision prise par le comité exécutif de la Commission n’est pas de nature législative, réglementaire, politique ou discrétionnaire et s’inscrit plutôt dans le cadre d’une relation contractuelle. En d’autres termes, en agissant à titre d’employeur, la Commission ne rencontre pas les conditions d’application du principe de l’inconnaissabilité.

Par ailleurs, devant la Cour suprême, la Commission et la Fédération ont soulevé qu’en l’espèce, compte tenu de la nature de la décision en cause, le comité exécutif devrait bénéficier du principe du secret du délibéré. Cet argument a également été rejeté par la Cour pour le motif que la Commission n’agissait pas à titre de tribunal administratif ou d’organe exerçant des fonctions juridictionnelles. Au contraire, elle agissait plutôt à titre d’employeur confronté à la prise d’une décision de nature privée.

La Cour suprême du Canada renvoie le dossier devant l’arbitre, en réitérant sa compétence quant à l’évaluation de la pertinence des questions qui pourront être posées aux membres du comité exécutif. Il importe toutefois de souligner que la Cour mentionne que cela ne fait pas en sorte que toute question pourra être posée aux membres du comité exécutif. À cet égard, la Cour précise que :

(…) tout cela n’équivaut pas à une autorisation de sonder les âmes des décideurs pour connaître l’évolution de leur pensée individuelle au fil du déroulement de leurs délibérations. Cela ne permet guère plus de procéder à une recherche à l’aveuglette ou à des interrogatoires redondants de tout un chacun6 

À la lumière de ce qui précède, il appartiendra à l’arbitre de trancher toute objection soumise quant à la pertinence des questions posées par le procureur syndical aux membres du comité exécutif.


1 Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8.
2 Syndicat de l’enseignement de la région de Laval et Commission scolaire de Laval, AZ-50735877, arbitre Jacques Doré, 24 mars 2011, au par. 17.
3 Commission scolaire de Laval c. Doré, 2012 QCCS 248 (juge Delorme), au par. 44.
4 Fédération autonome de l’enseignement c. Commission scolaire de Laval, 2014 QCCA 591 (les juges Bich, Gagnon et Savard), au par. 140-142.
5 Id., au par. 180.
6 Au par. 73 du jugement de la Cour suprême du Canada, précité note 1.

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