Les paroles s’envolent, les enregistrements restent : l’admissibilité en preuve d’un enregistrement audio ou vidéo

1. Introduction

L’avancée fulgurante des technologies au cours de la dernière décennie rend la notion de vie privée de plus en plus difficile à cerner. À travers la lentille d’un téléphone cellulaire, l’œil attentif d’une caméra de surveillance ou l’oreille d’un microphone caché, cette liberté fondamentale semble régulièrement mise à mal. Une conversation peut aujourd’hui être enregistrée en toute discrétion; nul besoin d’appareil sophistiqué encombrant. En droit civil, les questions demeurent toutefois nombreuses lorsque vient le temps de déterminer jusqu’où il est possible de s’aventurer dans la vie privée d’autrui. 

2. Le principe général : l’admissibilité 

La recherche de la vérité étant au cœur de toute procédure judiciaire « la preuve de tout fait pertinent au litige est recevable et peut être faite par tous moyens »1. Ce principe nous rappelle qu’il est de règle de favoriser la divulgation de la preuve2. Or, y donner pleine application peut avoir pour effet d’affecter les droits fondamentaux, notamment le droit à la vie privée consacré par nos lois3. C’est pourquoi cette règle comporte plusieurs exceptions qui restreignent l’utilisation d’enregistrements en preuve dans certaines circonstances.

3. L’exception : l’atteinte aux droits fondamentaux

Le tribunal doit rejeter – même d’office – tout élément de preuve qui (1) est obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et (2) dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice4

Hormis les cas de violation du droit au respect du secret professionnel5, la partie qui soulève l’objection devra démontrer de façon prépondérante que la réception de la preuve déconsidérerait l’administration de la justice6. Par ce critère, le législateur souhaite assurer le respect de la règle de la bonne foi7 ainsi que la préservation de la liberté, de la sécurité et de la dignité humaine8

a. La connaissance des personnes enregistrées

La connaissance des personnes enregistrées et les circonstances de l’enregistrement seront déterminantes pour le tribunal qui aura à statuer sur la recevabilité d’un élément de preuve de cette nature. 

Les circonstances pouvant mener à l’enregistrement d’une conversation étant nombreuses, il faut distinguer deux situations : lorsque l’enregistrement est fait à la connaissance d’au moins un des participants à la conversation et lorsque celui-ci est fait à l’insu de toutes les parties. 

L’article 184 (1) du Code criminel prévoit que quiconque intercepte volontairement une communication privée commet un acte criminel. Cette infraction est sujette à certains tempéraments. Ainsi, il est possible d’intercepter une conversation avec le consentement, exprès ou tacite, de l’auteur de la communication9. À noter que celui qui diffuse un tel enregistrement dans le cadre d’une poursuite civile ou criminelle ne commet pas d’infraction, et ce, bien que la règle générale prohibe la divulgation d’une communication interceptée sans le consentement de son auteur10

i. Enregistrement à la connaissance d’un des interlocuteurs 

Les tribunaux québécois reconnaissent de manière unanime qu’une personne peut enregistrer sa conversation avec autrui sans devoir l’informer qu’elle est enregistrée. Par exemple, le dépôt d’enregistrement sera permis dans les situations suivantes : 

  • une personne s’estimant flouée par un cocontractant enregistre leurs échanges pour tenter d’obtenir un aveu11;
  • un locataire filme son propriétaire, lorsqu’il se trouve dans son logement, sans lui révéler la présence d’une caméra12;
  • un résident d’un CHSLD installe des caméras dans sa chambre – sans en informer le personnel de l’établissement – pour garder une trace de toute situation abusive13

ii. Enregistrement à l’insu des interlocuteurs 

La situation devient plus épineuse lorsque l’enregistrement est fait par un tiers, sans qu’aucune des parties à la conversation n’en ait connaissance. La jurisprudence reconnaît que « toute interception de conversations privées, par un tiers, à l’insu des interlocuteurs, constitue une atteinte au droit à la vie privée »14. Toutefois, pareille violation peut être justifiée si les intérêts de la justice sont mieux servis par l’admissibilité de la preuve plutôt que par son retrait. Conséquemment, les tribunaux appelés à décider de l’admissibilité d’une telle preuve accordent une grande importance aux faits particuliers de chaque affaire ainsi qu’à l’intérêt juridique et à la légitimité des motifs de la personne ayant intercepté la communication. 

De tels enregistrements sont régulièrement produits à la Cour. Il demeure néanmoins difficile de dégager une règle générale quant aux enregistrements faits à l’insu de toutes les parties. Les tribunaux ont par exemple accepté de recevoir en preuve : 

  • les conversations recueillies par un employeur entre ses employés et des clients15
  •  l’enregistrement obtenu à l’occasion d’une opération de filature menée par un employeur dans laquelle les agissements d’une employée furent captés sur vidéo16
  • l’enregistrement par une mère d’une conversation entre un père et son enfant, compte tenu que l’intérêt de ce dernier était en jeu17

b. Les facteurs à considérer

Dans chaque situation, le tribunal devra déterminer si le droit au respect de la vie privée l’emporte sur le droit à la vérité. Pour ce faire, la Cour d’appel18 a dégagé trois facteurs d’examen de la gravité de la violation à considérer dans le cadre de cet exercice de pondération :

  1. La gravité de la violation : plus la violation est grave, plus il sera inacceptable de laisser son auteur en bénéficier;
  2. L’objet visé par la contravention : si une partie s’approprie le système de justice pour obtenir un avantage auquel elle n’a pas droit – notamment en l’absence d’un intérêt juridique, d’une motivation ou d’une finalité sérieuse – on verra plus facilement la preuve déclarée inadmissible; 
  3. La modalité de réalisation de la violation : les moyens mis en place pour obtenir un enregistrement et l’expectative raisonnable d’intimité permettront de déterminer si une intrusion de la vie privée est bénigne ou sérieuse. Notons que l’usage d’une ruse, d’un stratagème ou d’un moyen clandestin pour l’obtention d’un enregistrement n’est pas en soi un motif d’exclusion de la preuve19.

À titre d’exemple, le fait de filmer une personnalité publique sur la rue n’aura pas la même gravité que si une caméra est installée à l’intérieur d’une résidence par pur voyeurisme et à l’insu de ceux qui l’habitent. 

Ces facteurs n’étant pas exhaustifs, d’autres éléments ont aussi été considérés par les tribunaux pour déterminer si la preuve déconsidère l’administration de la justice, notamment l’équité du procès, la nature du litige, la bonne foi des parties, l’effet de l’exclusion de la preuve et l’importance de l’élément de preuve20

c. Le maintien de l’intégrité de l’enregistrement 

La recevabilité d’un enregistrement est par ailleurs assujettie au maintien de l’intégrité de l’élément matériel de preuve. De façon sommaire, la partie qui veut se prévaloir d’un enregistrement devra être en mesure d’établir les circonstances de l’enregistrement, ainsi que le maintien de l’intégrité de l’enregistrement21. À cet égard, il est important de préserver les métadonnées du fichier électronique et de maintenir un exemplaire de l’enregistrement dans son format natif (original). 

4. Conclusion

En somme, la performance grandissante des appareils électroniques facilite le recours à l’enregistrement comme moyen de preuve. En certaines circonstances, le dépôt en preuve d’un enregistrement peut s’avérer une opération délicate en présence d’une violation du droit à la vie privée. Pour chacun de ces cas particuliers, une mise en balance sera requise afin de déterminer si l’importance de la preuve obtenue doit primer sur la gravité de la violation. 

Si l’on doit retenir une chose de la jurisprudence en pareille matière, c’est que le plus important demeure : les faits, les faits, les faits!


1 Art. 2857 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »).
2 Lab Chrysotile inc. c. Société Asbestos ltée, 1994 CanLII 10919 (QC CS) (appel rejeté par 1995 CanLII 5340 (QC CA)).
3 Art. 3, 10, 35 et 36 C.c.Q.; art. 5 et 7 Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12; art. 7 et 8 Charte canadienne des droits et libertés, Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
4 Art. 2858, al. 1 C.c.Q.
5 En présence d’une violation du droit au respect du secret professionnel, l’élément de preuve qu’on souhaite utiliser sera réputé déconsidérer l’administration de la justice (art. 2858, al. 1 C.c.Q.).
6 Syndicat national des employé(e)s de Kronos Canada (CSN) c. Hamelin, 2016 QCCS 6082.
7 Art. 6 et 7 C.c.Q.
8 Bellefeuille c. Morisset, 2007 QCCA 535.
9 Code criminel, LRC 1985, c. C-46, art. 184 (2) a).
10 Id., art. 193 (1) et (2) a).
11 De la sorte, on pourra potentiellement éviter la fâcheuse situation de « ma parole contre la tienne ».
12 Voir notamment : Denis Lamy, Le bail résidentiel, la Charte québécoise et les dommages exemplaires, Montréal, Wilson & Lafleur, 2008, p. 58.
13 Le gouvernement souhaite présenter prochainement un règlement visant à encadrer l’usage des appareils d’enregistrement dans ces établissements. Au moment de la publication du présent article, seuls des principes directeurs avaient été rendus publics.
14 Léo Ducharme, Précis de la preuve, 6e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2005, para. 855; Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Quebec) Inc., 2001 CanLII 27966 (QC CA).
15 Roy c. Saulnier, J.E. 92-1188 (C.A.).
16 Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (csn) c. Trudeau, 1999 CanLII 13295 (QC CA).
17 L. Ducharme, préc., note 18, para. 858; Droit de la famille – 2206, [1995] R.J.Q. 1419 (C.S.).
18 Mascouche (Ville) c. Houle, 1999 CanLII 13256 (QC CA).
19 Images Turbo inc. c. Marquis, (C.S., 2013-06-14), 2013 QCCS 2781.
20 Voir notamment : Commission de la construction du Québec c. Location Jean Miller inc., 2017 QCCS 1783; Pneus Touchette Distribution inc. c. Pneus Chartrand inc., (C.S., 2012-07-10), 2012 QCCS 3241.
21 Art. 2855 et 2874 C.c.Q. Voir également : Cadieux c. Service de gaz naturel Laval inc., 1991 CanLII 3149 (QC CA); S.D. c. Ma.P., 2013 QCCS 612.