Les droits acquis : du sable mouvant!

Récemment, la Cour suprême du Canada rendait un jugement1 confirmant qu’à défaut d’être capable d’établir clairement pouvoir bénéficier de droits acquis, un propriétaire qui exploite une entreprise contrairement au règlement de zonage présentement en vigueur peut être condamné à une amende, et ce, malgré le fait que la Ville de Québec (ci‑après la « Ville ») était au courant de l’usage dérogatoire depuis des dizaines d’années, avait collaboré à l’exploitation de l’entreprise et même perçu des taxes foncières sur cet usage dérogatoire.

Les faits

Immeubles Jacques Robitaille inc. (le Propriétaire) s’est porté acquéreur d’un terrain situé dans la Ville en 1998. Depuis au moins 1995, ce stationnement commercial était exploité par un gestionnaire dans ce domaine. Or, l’exploitation d’un stationnement à des fins commerciales n’était plus permise par le règlement d’urbanisme depuis 1979. Depuis son acquisition, le Propriétaire a continué d’exploiter ce terrain de stationnement commercial.

Depuis 1998, la Ville a souvent fait des ententes avec le Propriétaire :

  • en raison de travaux de réaménagement de l’autoroute; la Ville a versé au Propriétaire une indemnité pour la relocalisation de certains espaces de stationnement;
  • il y a eu vente d’une parcelle de terrain à la Ville;
  • la Ville a construit à ses frais un escalier et une entrée charretière afin de permettre l’accès au stationnement;
  • la Ville a même installé sur la voie publique des panneaux indiquant la présence du terrain de stationnement; et
  • finalement, la Ville a également perçu des taxes municipales à un taux correspondant à cet usage commercial.

En juillet 2008, le Propriétaire reçoit un constat d’infraction lui reprochant d’avoir permis ou toléré sur son terrain un usage dérogatoire au règlement de zonage alors en vigueur. En Cour municipale, le Propriétaire plaide non coupable et prétend bénéficier de droits acquis à l’usage dérogatoire. Il fait témoigner un représentant d’une congrégation religieuse qui a rapporté que des confrères lui avaient dit que, depuis 1970, des espaces de stationnement étaient loués de façon informelle à des employés travaillant dans l’édifice de l’autre côté de la rue. La Cour municipale a rejeté cette preuve puisqu’elle constituait du ouï-dire et a conclu que compte tenu du fait que le Propriétaire était incapable d’établir que le stationnement avait été exploité à titre d’usage principal avant l’adoption du règlement de zonage en 1979, il ne pouvait prétendre à une défense fondée sur les droits acquis. La Cour municipale l’a donc déclaré coupable et lui a imposé une amende de 200 $.

En appel devant la Cour supérieure, le Propriétaire a de nouveau invoqué, sans succès, la défense de droits acquis. Il a également plaidé la doctrine de la préclusion (estoppel) qui, prétendait-il, était recevable dans un recours civil intenté par la Ville en vertu de l’article 227 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme2 (LAU). La Cour supérieure a d’abord analysé la question quant à savoir si la doctrine de préclusion pouvait être invoquée en défense dans le cadre d’un recours pénal portant sur l’application d’un règlement de zonage.

La préclusion promissoire (Promissory Estoppel) exige la preuve d’une promesse claire et non équivoque faite par une autorité publique à un justiciable afin d’inciter ce dernier à accomplir certains actes. De plus, il est nécessaire que le justiciable se fie à cette promesse et agisse sur la foi de celle-ci pour modifier son comportement. Cependant, la Cour ajoute que la préclusion en droit public doit céder le pas devant l’intérêt public prépondérant et qu’elle ne peut être invoquée pour contester l’application d’une disposition explicite de la loi. Or, les règlements de zonage sont adoptés pour encadrer le développement harmonieux du territoire urbain et, en l’espèce, le texte était très clair. Donc, donnant préséance à l’intérêt public, la Cour a refusé d’appliquer la doctrine de la préclusion, mettant ainsi de côté des gestes antérieurs posés par la Ville comme ceux de payer une indemnité pour la relocalisation de certains espaces de stationnement, d’installer à ses frais un escalier, de percevoir des taxes municipales en fonction de l’usage dérogatoire ou de poser des panneaux de signalisation sur la voie publique.

De plus, même si on admettait que les agissements de la Ville constituaient une promesse, soit une permission d’enfreindre le règlement de zonage, les prétentions du Propriétaire doivent échouer puisque la municipalité ne peut elle-même déroger à sa propre réglementation, ni autoriser une dérogation à cette réglementation.

Le deuxième élément soulevé par le Propriétaire était le fait que, par son choix d’un recours pénal plutôt que civil, la Ville l’empêchait de présenter un moyen de défense possiblement acceptable à l’encontre du recours civil. Une municipalité dispose de deux recours : une plainte pénale pour obtenir, notamment, une amende pour un usage dérogatoire à un règlement de zonage ou la municipalité peut obtenir une ordonnance visant la cessation de l’usage incompatible avec un règlement de zonage en vertu de l’article 227 LAU. Le Propriétaire prétendait que, puisque la Cour supérieure bénéficie d’un pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 227 LAU, la défense de préclusion aurait pu être retenue par la Cour si la Ville avait choisi de procéder par ce recours plutôt que par une plainte pénale. La Cour suprême a plutôt retenu qu’il s’agit d’une dualité de recours ayant des objectifs différents.

Conclusion

On retient qu’après avoir exploité jusqu’en 2008 un terrain de stationnement dont l’usage était contraire au zonage établi en 1979, soit pendant plus de 30 ans, le Propriétaire est incapable d’établir l’existence de ses droits acquis. Ainsi, tout exploitant d’une entreprise ou d’un commerce qui exerce ses activités contrairement au règlement présentement en vigueur, que ce soit directement ou par l’entremise de l’exploitant précédent, doit être capable d’établir clairement la preuve de ses droits acquis. Ces droits acquis, bien qu’acceptés ou tolérés depuis nombre d’années, pourraient être facilement écartés faute de preuve claire établie devant le tribunal, et ce, même si les autorités municipales avaient, pendant toutes ces années, elles aussi, présumé de l’existence de ces droits acquis.

Donc, les propriétaires et futurs acquéreurs d’une propriété en situation d’usage dérogatoire doivent s’assurer d’avoir en main et de conserver la preuve de ces droits acquis. Les actes de vente devront y référer et la transmission de tout document ou preuve établissant ces droits acquis devront être précieusement conservés puisqu’avec les années, les preuves disparaissent et des droits acquis que certains pouvaient croire bien établis pourraient n’être que précaires.


1  Immeubles Jacques Robitaille inc. c. Québec (Ville), 2014 CSC 34.
2 RLRQ, ch. A-19.1.

Flèche vers le haut Montez