La CSC rehausse le seuil en vue de l’obtention d’injonctions interlocutoires mandatoires; les tribunaux du Québec emboîtent le pas

Les injonctions interlocutoires mandatoires sont des ordonnances qui forcent une partie à accomplir un acte déterminé en cours d’instance. Lorsqu’elles sont accordées, elles peuvent avoir une incidence dramatique sur la conduite d’une instance. 

Or, jusqu’à tout récemment, les tribunaux canadiens n’étaient pas parvenus à un consensus quant aux critères applicables à l’octroi d’une telle ordonnance. Tandis que les tribunaux de certaines provinces exigeaient que les demandeurs fassent la preuve d’une « forte apparence de droit », d’autres privilégiaient la norme moins rigoureuse de l’existence d’une « question sérieuse à juger ».1

Au mois de février de cette année, dans l’arrêt R. c. Société Radio-Canada2, la Cour suprême du Canada a mis fin à cette polémique en statuant que le seuil plus élevé de la « forte apparence de droit » est effectivement celui qu’il convient d’appliquer. Depuis, les tribunaux du Québec ont rapidement adopté ce critère plus rigoureux.

I. R. c. SRC : l’exigence d’une forte apparence de droit

Les faits de l’arrêt R. c. SRC sont relativement simples. La SRC a affiché deux articles sur son site Web qui identifiait la victime d’un meurtre, une mineure. Après l’affichage des articles, le ministère public a demandé et obtenu du tribunal une ordonnance interdisant la publication de tout renseignement qui permettrait d’identifier la victime. La SRC a alors refusé la demande formulée par le ministère public de retirer les articles, puisqu’ils avaient été affichés avant l’octroi de l’interdiction de publication.  

Le ministère public a sollicité une assignation pour outrage criminel contre la SRC, conjuguée à une demande d’injonction interlocutoire mandatoire obligeant la SRC à retirer les articles de son site Web en attendant la tenue du procès. Le juge des requêtes de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a refusé la demande d’injonction interlocutoire mandatoire présentée par le ministère public, estimant que ce dernier ne s’était pas déchargé de son fardeau de prouver une « forte apparence de droit » quant à la perpétration d’un outrage au tribunal. Une majorité de la Cour d’appel de l’Alberta a infirmé cette décision et a accordé l’injonction interlocutoire mandatoire contre la SRC.

Dans un arrêt unanime, la Cour suprême du Canada a accueilli le pourvoi en appel de la SRC et a statué que le juge des requêtes avait à juste titre refusé d’accorder l’injonction, puisque le ministère n’avait pas réussi à établir une « forte apparence de droit » quant à la perpétration d’une offense criminelle par la société d’État de la perpétration d’un outrage criminel par la SRC.

S’exprimant pour la Cour, le juge Brown a énoncé le critère applicable en vue de l’obtention d’une injonction interlocutoire mandatoire comme suit :

[18]   En résumé, pour obtenir une injonction interlocutoire mandatoire, le demandeur doit satisfaire à la version modifiée que voici du test établi dans RJR—MacDonald :

(1)   Le demandeur doit établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès. Cela implique qu’il doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance; 

(2)   Le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accueillie;

(3)   Le demandeur doit démontrer que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.3

En conséquence, pour pouvoir obtenir une ordonnance obligeant un défendeur à prendre une action positive (c.-à-d., à faire quelque chose) avant la tenue du procès au fond, la Cour suprême a statué que le demandeur doit « présenter une preuve qu’il serait très susceptible d’obtenir gain de cause au procès ».4

La Cour a également reconnu qu’il peut être difficile d’établir la distinction entre une injonction mandatoire et une injonction prohibitive (c.-à-d., une injonction qui enjoint au défendeur de s’abstenir de faire quelque chose). À cet égard, la Cour suprême invite les juges de première instance à regarder au-delà de la forme et du libellé de la demande en injonction, et de déterminer quelles seraient les conséquences pratiques de l’injonction demandée.5

II. Les tribunaux québécois adoptent le critère énoncé dans l’arrêt R. c. SRC

Les tribunaux judiciaires et administratifs du Québec se sont empressés de suivre l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire R. c. SRC, et ce, malgré le fait qu’elle provenait d’une province de common law.

Avant le prononcé de l’arrêt R. c. SRC, les tribunaux du Québec avaient, de manière générale, fait appel à la prudence dans le cadre de l’octroi d’injonctions mandatoires, sans pour autant déterminer un seuil sur le plan de la preuve. Par exemple, dans l’affaire Varnet Software Corporation c. Marcam Corporation6, la Cour d’appel du Québec avait statué comme suit en ce qui concerne les injonctions mandatoires ordonnant l’exécution en nature d’un contrat :

[TRADUCTION] Ce n’est pas parce que l’injonction est traditionnellement un recours procédural de common law que la démarche restrictive préconisée par la common law en matière de recours en injonction mandatoire devrait aussi nécessairement être suivie […]

Les tribunaux devraient, toutefois, se montrer très prudents lorsqu’ils ont recours à des injonctions mandatoires afin de faire valoir des droits contractuels, surtout au stade interlocutoire.7

Depuis le prononcé de l’arrêt R. c. SRC, la Cour supérieure du Québec a adopté le seuil de la « forte apparence de droit » dans les affaires Ville de Westmount c. KPH Turcot8 et Méthot c. Gamache-Gallant9. Le Tribunal administratif du travail du Québec a abondé dans le même sens.10

Dans l’affaire Société du Vieux-Port de Montréal inc. c. 9127-6519 Québec inc.11, la Cour supérieure a également statué que, compte tenu de l’arrêt R. c. SRC, les tribunaux du Québec doivent désormais forcément évaluer la prépondérance des inconvénients entre les parties dans le cadre de l’octroi d’une injonction interlocutoire mandatoire, et ce, malgré l’existence d’un courant jurisprudentiel antérieur au sens contraire.12

Ainsi, l’arrêt R. c. SRC précise les critères applicables en vue de l’octroi d’injonctions interlocutoires mandatoires à l’échelle du Canada. Reste à voir si les tribunaux d’appel du Québec confirmeront son application en droit civil québécois.


1 Conformément au critère en trois volets énoncé dans l’arrêt RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), le demandeur doit également démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la mesure de réparation n’est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.
2 2018 CSC 5 (« R. c. SRC »).
3 2018 CSC 5 au par. 18. [Les caractères gras sont les nôtres.]
4 Idem au par. 17.
5 Idem au par. 16.
6 1994 CanLII 6096 (QC CA). 
7 Voir également Natrel inc. c. F. Berardini inc., 1995 CanLII 5326 (QC CA).
8 2018 QCCS 2080.
9 2018 QCCS 995. 
10 Unifor et Marriott de l’Aéroport de Montréal, 2018 QCTAT 1513.
11 2018 QCCS 1406.
12 Société de développement de la Baie James c. Kanatewat [1975] C.A. 166, aux pp. 183 et 184 : « [TRADUCTION] Au stade de l’injonction interlocutoire, ces droits sont apparemment soit a) évidents, soit b) contestables, ou encore c) inexistants. a) S’il semble manifeste, au stade interlocutoire, que les demandeurs ont les droits qu’ils revendiquent, l’injonction interlocutoire devrait alors être accordée si elle est jugée nécessaire conformément au deuxième alinéa de l’article 752 C.P. b) Toutefois, si, à ce stade, l’existence des droits revendiqués par les demandeurs semble nébuleuse, la Cour devrait examiner la prépondérance des inconvénients afin de décider s’il y a lieu d’accorder une injonction interlocutoire. c) En dernier lieu, s’il appert, au stade interlocutoire, que les droits revendiqués sont inexistants, l’injonction interlocutoire devrait alors être refusée ».

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