La Cour supérieure rappelle l’importance des communications en matière de régimes de retraite dans l’action collective contre IBM

La décision rendue le 13 juin dernier par la Cour supérieure dans l’affaire Samoisette c. IBM Canada ltée, 2016 QCCS 2675 ne renverse pas l’état du droit des régimes de retraite. Par contre, le juge Duprat souligne que les brochures et informations remises aux employés peuvent modifier le contrat de travail. Afin de réduire les risques de litiges il faut être très vigilant dans les communications avec les membres, surtout au moment de choix importants pour les participants tel que lors de la conversion d’un régime PD à un régime CD.

Un aperçu du tableau général factuel

  • IBM exploite une usine à Bromont avec des centaines d’employés, tous non syndiqués. Les éléments pertinents de leurs conditions de travail dans cette affaire sont : (a) un régime de retraite à prestations déterminées dont notamment une prestation de raccordement (bridge benefit), et (b) un régime de soins de santé qui continue de s’appliquer après la retraite.
  • Jean Samoisette, le représentant dans ce recours collectif (nommé « action collective » depuis le 1er janvier 2016), est inscrit au régime de retraite depuis son embauche en 1978 à l’âge de 19 ans.
  • Ce n’est qu’en 1991 que la prestation de raccordement est ajoutée au régime de retraite.  Le régime connaît au fil du temps diverses autres modifications.
  • En 1994, IBM met en place un nouveau régime de retraite à cotisations déterminées. Pour inciter les employés à changer de régime, IBM offre une majoration de 40 % des cotisations accumulées. Fait majeur dans le dossier : la preuve lors de l’audition révèle que cette majoration vise à compenser certaines différences entre le régime PD et le nouveau régime CD, dont la prestation de raccordement. Les employés doivent faire un choix de régime en 1994; ce choix est irrévocable.
  • Samoisette et d’autres membres du groupe témoignent à l’effet qu’en 1994 ils ont décidé de demeurer dans le régime PD afin de pouvoir prendre une retraite anticipée (avant 65 ans) et de bénéficier de cette prestation de raccordement. Ces explications s’avéreront déterminantes dans cette affaire.
  • À partir de 2001 le régime d’assurance pour les retraités comprend un volet désigné « compte de dépenses de santé ».
  • En 2006 IBM modifie le régime PD pour mettre fin aux prestations de raccordement, sauf pour les employés qui deviennent éligibles à la retraite le ou avant le 31 décembre 2007.
  • En 2006, IBM modifie aussi le régime de soins de santé, pour l’éliminer pour l’avenir, sauf pour les employés en poste avant le 1er janvier 2005 qui auront un droit limité aux comptes de dépenses jusqu’à l’âge de 65 ans, plutôt qu’au décès.

Que recherche Samoisette?

Essentiellement, Samoisette et les participants du régime demandent à la Cour de reconnaître que la prestation de raccordement, tout comme le compte de dépenses de santé, sont des parties intégrantes de la rémunération des membres et des obligations contractuelles d’IBM, et que cette dernière ne pouvait modifier de façon unilatérale ni le régime PD pour éliminer la prestation de raccordement, ni le régime d’avantages sociaux pour limiter les soins de santé post-retraite.

Que décide le juge Duprat?

(a)  Revue des principes de base en matière de régime de retraite

Avant d’analyser la preuve, le juge Duprat examine la qualification juridique du régime de retraite. Essentiellement, il suit la jurisprudence bien établie en droit québécois selon laquelle :

  • Un régime de retraite fait partie intégrante de la rémunération d’un employé et donc est une des composantes de son contrat de travail.
  • Un régime de retraite est un contrat entre l’employeur et les participants régi à la fois par le Code civil du Québec (« CCQ ») et la Loi sur les régimes complémentaires du Québec (« Loi RCR »).
  • Le tribunal doit toujours chercher une interprétation qui permet la coexistence du CCQ et de la Loi RCR, mais s’il y a un conflit entre les deux qui ne peut pas être ainsi résolu, les règles spécifiques de la Loi RCR ont préséance. Le CCQ et la Loi RCR coexistent; la Loi RCR ne peut s’interpréter en vase clos comme un code distinct.
  • Au sens du CCQ un régime de retraite est un contrat d’adhésion, et doit donc être interprété en faveur de l’adhérent.
  • L’employeur a le droit de modifier les conditions de travail, dont le régime de retraite.  Cela est permis par la Loi RCR et par le texte du régime. Une clause de modification unilatérale dans le texte du régime est en principe valide et n’est pas déraisonnable ou abusive en soi. Cette conclusion peut être écartée par la preuve.
  • Les droits acquis par un employé qui participe au régime de retraite ne peuvent être retirés rétroactivement et une modification unilatérale par l’employeur ne peut y porter préjudice.
  • Les représentations et les informations contenues dans les guides et autres documents remis aux employés peuvent être constitutives d’un droit pour l’employé, dans la mesure où elles créent une promesse et que les employés ont été incités à s’y fier ou qu’ils s’y sont fiés. L’effet de ces représentations devient une question de preuve.

(b)  IBM n’avait pas le droit d’éliminer la prestation de raccordement

Le juge Duprat écarte les arguments mis de l’avant par IBM à l’effet que la prestation de raccordement ne peut pas être une condition essentielle du contrat de travail puisqu’elle n’existait pas lorsque Samoisette a été engagé, et que même si c’était une condition essentielle, l’employeur pouvait le modifier avec un préavis. Le juge ne semble pas non plus convaincu par l’argument d’IBM à l’effet que les droits n’étaient pas encore acquis puisque les membres du groupe n’étaient pas éligibles à la retraite anticipée au moment de la modification du régime en 2006, justifiant ainsi qu’IBM pouvait modifier le régime sans avoir d’impact sur ces employés.

Le juge Duprat voit la chose tout autrement.  Son analyse se résume ainsi :

  • Même si la prestation de raccordement n’était pas une condition essentielle au départ, et qu’une modification unilatérale de l’employeur est en principe valide, ce principe est écarté par la preuve.
  • La preuve révèle que tant le logiciel préparé par IBM pour aider les employés dans leur choix de régime lors de la conversion en 1994, que la documentation remise à cette époque ainsi que les mises à jour annuelles remis aux employés par la suite, ne comportaient aucune restriction ou mise en garde à l’effet que la prestation de raccordement pouvait être modifiée ou abolie.
  • Au contraire, le juge conclut que les explications données par IBM en 1994 comportaient l’assurance que les participants recevraient la prestation de raccordement. Les employés n’ont jamais pu imaginer que la prestation de raccordement puisse être abolie.
  • De plus, le juge accepte la preuve établissant qu’en 1994 les employés se sont fiés aux représentations et informations remises par IBM pour prendre la décision de demeurer dans le régime PD (au lieu de transférer dans le nouveau régime CD) et pour planifier une retraite anticipée en fonction du montant de la rente ainsi que de la prestation de raccordement.
  • Par ailleurs, le fait que la décision prise par chaque participant en 1994 était irrévocable semble avoir une influence sur la perception du juge de l’importance des informations fournies par IBM et du fait que les participants s’y sont fiés.
  • En conséquence, la prestation de raccordement est devenue, à partir de 1994, une condition essentielle du contrat de travail qui ne pouvait plus être modifiée unilatéralement, même si Samoisette ne devient éligible à une retraite anticipée qu’à partir du 31 décembre 2008, soit après la modification unilatérale de 2006.
  • Est abusive la clause du régime de retraite offrant la possibilité à IBM de modifier unilatéralement une condition essentielle du contrat de travail, condition à l’égard de laquelle IBM s’était engagée envers ses employés.
  • La Cour rejette l’argument d’IBM à l’effet que lorsqu’il y a atteinte à une condition essentielle du contrat de travail, un employé peut démissionner et intenter un recours pour congédiement déguisé. La Cour conclut que même si le retrait de la prestation de raccordement est un « évènement sérieux » touchant une condition essentielle du contrat de travail, il ne peut être qualifié de congédiement déguisé.
  • La Cour parvient à cette conclusion en constatant que l’employeur n’avait pas la volonté de mettre fin au contrat de travail et que les employés ne voyaient pas non plus la situation comme un congédiement.

(c)  IBM avait le droit de modifier le régime de soins de santé

Quant au régime de soins de santé, les mêmes principes juridiques que ceux discutés ci-dessus quant au régime de retraite s’y appliquent. Donc les avantages sociaux font partie de la rémunération. L’employeur peut modifier les avantages en cours de route, ce qu’IBM a fait à maintes reprises, mais elle ne peut le faire de façon abusive en retirant des promesses garanties et des droits acquis.

Ici, aux yeux du tribunal, la preuve se distingue nettement de celle relative au régime de retraite en ce que :

  • Les documents remis aux employés au fil du temps indiquaient clairement que les avantages pouvaient être modifiés; les mises en garde étaient claires.
  • Les témoins ont affirmé qu’il n’y a jamais eu quelque représentation que ce soit de la part d’IBM sur la pérennité de l’ajout du compte de dépenses santé en 2001.
  • Donc ces avantages n’étaient pas des promesses garanties.
  • De plus, puisque Samoisette n’avait pas encore atteint l’âge de la retraite, son droit aux avantages de soins de santé n’était pas un droit acquis.

Le tribunal conclut que l’employeur pouvait dans le cas présent modifier unilatéralement le régime d’avantages sociaux pour limiter les droits au compte de dépenses de santé.

(d)  IBM doit dédommager les membres du groupe

Le retrait de la prestation de raccordement prive les membres du groupe d’un avantage certain, quantifiable et monnayable.

Se fondant sur les calculs des experts-actuaires, mais sans soustraire la valeur de l’ajustement de la période de référence (base year improvements) demandée par IBM, le juge accorde le recouvrement collectif quant à la prestation de raccordement du régime de retraite, totalisant environ 23 500 000 $.

IBM est donc condamnée à payer à chacun des membres du groupe le montant de sa réclamation individuelle pour la prestation de raccordement, actualisée en date du 1er octobre 2015, avec intérêts.  Les parties seront convoquées par le juge Duprat (à moins d’un appel avant le 13 juillet prochain) pour fixer les modalités de distribution. Cela sera sans doute le sujet d’un autre débat.

Quelles leçons les employeurs devraient-ils tirer de ce jugement?

Même si cette décision est portée en appel, on peut en tirer quelques leçons importantes :

  • À plusieurs niveaux cette décision ne fait que confirmer l’état du droit québécois tel que décrit ci-haut, faisant en sorte que le droit semble être de plus en plus constant sur les questions juridiques de base en matière de régimes de retraite.
  • Dans le cadre de litiges en matière de régime de retraite, il arrive régulièrement que la documentation, les faits et les évènements d’il y a plusieurs décennies (plus de 20 ans dans le cas présent) doivent être mis en preuve devant la cour.  Il faut pouvoir justifier des décisions antérieures : la tenue des dossiers est donc essentielle.
  • Afin de réduire les risques de litiges, il faut être très vigilant dans les communications périodiques avec les membres. Vu la complexité des régimes de retraite, il peut être difficile de communiquer adéquatement afin de s’assurer que les participants comprennent, mais il faut néanmoins faire tous les efforts nécessaires pour atteindre ce but sans trop simplifier et en évitant des engagements fermes si l’on ne souhaitait pas se lier définitivement, surtout quant aux décisions importantes telles que les choix de régimes lors de conversions.
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